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Critique de Tannen


Pour commencer, je veux dire mon étonnement que ce livre soit si peu connu... Il aurait largement sa place à mon avis à côté d'autres romans qu'on désigne comme "grands classiques". À vrai dire, je ne m'attendais pas à un tel chef d'oeuvre, n'en ayant quasiment jamais entendu parler. Pourtant, qu'est-ce que c'est bien ! Mais qu'est-ce que c'est bien !
Je préviens tout de suite que ma critique contiendra de nombreuses révélations. Sans quoi, il m'est impossible d'en parler comme je voudrais.
L'intrigue se déroule en terre d'Islam, dans l'Iran de la fin du XIe siècle. Un mystérieux seigneur, Hassan Sabbâh, passant auprès de ses fidèles pour le nouveau prophète, occupe avec sa petite armée le château d'Alamut, dans les montagnes iraniennes. Bartol conserve le mystère longtemps sur son personnage, aussi bien pour ses fidèles devant qui il n'apparaît pas tout de suite, que pour les lecteurs, ne procédant d'abord que par évocations. Par sa présence invisible, Hassan en devient davantage fantasmé, mythisé. Cela m'a fait penser au capitaine Achab dans Moby Dick et au Kurtz d'Au coeur des ténèbres ou d'Apocalypse Now, dont les apparitions tardives viennent finalement satisfaire, soulager la longue attente presque insupportable.
Hassan Sabbâh appartient à ce qu'on appelle la doctrine ismaélienne, un courant chiite de l'Islam. Celle-ci prédit la venue prochaine sur terre d'un nouveau super prophète, Al-Mahdi, descendant d'Ismaël. C'est du moins la partie pour ainsi dire officielle de l'ismaélisme. Car, dans le secret, ses chefs sont athées, ils savent pertinemment que la vérité est inaccessible, que les croyances et les religions sont rien d'autre que des contes et des fables. L'énorme majorité des gens, elle, au contraire, a besoin pour vivre de ces fables, et souvent elle refuse la seule vérité qui soit, pour les chefs ismaéliens, que "rien n'est vrai", préférant les "mensonges palpables, solides", qui au moins la font espérer et croire en quelque chose, plutôt qu'une vérité crue qui ne l'arrange pas et dont elle ne tire rien.
M. Sabbâh, chef suprême de cette doctrine, athée donc, décide de se servir de ce besoin de la foule de se voir conter maints récits fantastiques pour réaliser son joli programme politique de dominer le monde, c'est-à-dire obtenir le pouvoir suprême en anéantissant le sultan et le calife de Bagdad. Ce n'est même pas faire le mal, se défend-il, c'est même la compassion qui dicte mon action. En effet, la foule bête et ignorante, pour être heureuse, réclame des histoires et des contes, eh bien il se propose simplement de lui en donner.
Par conséquent, pour asseoir son pouvoir, il projette une immense entreprise de manipulation… "Je veux éprouver l'aveuglement humain jusqu'à ses limites extrêmes", explique-t-il. le prophète Muhammad avait promis le paradis aux fidèles qui auraient vaillamment combattu pour "la juste cause". Seulement, personne n'étant revenu de l'au-delà pour témoigner, la foi dans cette promesse s'est apparemment progressivement estompée à partir de sa mort. Fort de l'expérience de son illustre prédécesseur, Hassan se détermine donc à reconstituer en secret, dans les jardins cachés à l'arrière du château, le paradis du ciel afin cette fois de l'ouvrir aux vivants. Il n'aurait qu'à dire qu'Allah lui a remis la clef. Ainsi les combattants privilégiés autorisés à y pénétrer, pour une nuit seulement, pensant être dans le vrai paradis, pourraient témoigner ensuite auprès de leurs camarades et des autres fidèles, à leur retour "sur terre", qu'Hassan est bien le nouveau prophète. Qu'ils ont effectivement rencontré les houris (les vierges promises au paradis), bu du vin en leur compagnie au milieu de somptueux jardins, et qu'ils ont en général pu profiter de tous les fastes du paradis. Cela renforcera la foi de tous. Et leur détermination. Et leur combattivité. Et l'assurance de se battre pour la seule vraie foi. Bref, cela fanatisera... jusqu'à mourir d'envie... de mourir, pour enfin retrouver le paradis entrevu…
Les personnages sont tous très bien dessinés et très beaux, aussi bien les hommes que les femmes, en nombre quasiment égal. Car le roman est aussi affaire d'amour... d'amour impossible, entre les fedayin (soldats d'élite fanatisés) et les fausses houris. J'ai aimé particulièrement le personnage de Myriam, à la fois dur et tendre. Nous qui sommes dans le secret de la manipulation, on est tenu en haleine tout au long du roman. On se demande comment tout va finir, on a une immense empathie, tellement ça va loin, tant on les imagine tous considérablement impliqués dans leurs émotions et dans leur foi.
Hassan est un personnage profond et très paradoxal, sous ses tentatives de cohérence. Comme toutes les personnalités complexes, il aspire toute sa vie à découvrir le sens des choses, leur cohérence, des argumentations. Mais la densité et la profondeur de sa pensée font que c'est impossible et qu'il est empli de contradictions. Par exemple, étrangement, il trouve son projet plein d'humilité : lui a la sagesse d'avoir renoncé au royaume du ciel, qu'il laisse à Dieu et à on ne sait quels êtres surhumains, pour humblement se contenter de celui de la terre, seul accessible à l'entendement humain... Il est ainsi un mélange d'humilité et de mégalomanie, qu'exprime cette formule sortie de la bouche d'un de ses siens amis : "Tu veux être sur terre ce qu'Allah est au ciel". Lui-même évoque l'image du "pou digne de respect".
J'ai aimé sa morale à la fin, sa prise de conscience, quand il se rend compte que toute sa vie il a cru en fait à une divinité, mais pas à celle de sa jeunesse, pas à celle des religions. Plutôt une divinité du tout, détachée du bien et du mal, qui ne fait que constater nos agissements, "se mouvant dans des milliers de contraires et cependant strictement mesurée et limitée. L'infini dans le fini. Un gigantesque chaos dans un saladier de verre." Il semble donc vain et inutile dans ce monde-là de rechercher une quelconque justice. C'est un monde "où tombent malades le juste et le coupable, le puissant et le faible, le raisonnable et le sot. Où le bonheur et la douleur sont semés aveuglément à tous les vents et où la même fin, la mort, attend chaque être vivant". En un mot, l'univers serait a-juste.
Cela faisait longtemps que je n'avais été aussi enthousiasmé par la lecture d'un roman. Vladimir Bartol paraît s'appuyer sur des vérités historiques. Il s'agit de la naissance et de la formation des fameux Assassins, de la série de jeux vidéo Assassin's Creed. C'est une oeuvre totale, très érudite, éminemment politique, aussi sentimentale, avec de profondes réflexions philosophiques et religieuses, très actuelle puisqu'elle traite beaucoup des mécanismes de radicalisation. L'intrigue met un peu de temps à se mettre en place, mais tout est merveilleusement organisé, ciselé, cohérent. Je la recommande mille fois et la relirai moi-même dans quelques années avec beaucoup de plaisir.
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