AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


Un récit de presque rien… une histoire de jardins qu'on soigne et qu'on arrose…

Ce livre est à l'image de sa couverture. D'un bel et élégant vert tendre. Vert comme la nature qui sertit les pensées de l'auteur. Vert comme l'espoir malgré la maladie. Vert comme le ciel en fin d'après-midi avant la tombée du soir et son dégradé de rose virant au rouge. Vert comme la vie qui vient. Et Tendre, très tendre, comme la bienveillance et la pudeur qui remplissent ces pages. Sans oublier ce dessin, celle d'un oiseau, d'un roitelet. Cet oiseau délicat dont le dessus de la tête est éclaboussé d'une tache jaune un peu comme le frère de l'auteur dont il est question dans le livre, avec « ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés ».

« Oui, c'est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l'or et la lumière de l'esprit s'échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire ».

Nous avons l'impression qu'il chute cet oiseau. Et pour cause. le frère souffre de schizophrénie depuis l'adolescence. Cette maladie est centrale dans ces pages mais non pas pour en fournir un examen clinique mais juste pour raconter la vie comme elle est, pour noter des pensées journalières sur la façon dont la vie s'adapte, accepte, accueille, aime ce frère singulier. Pour montrer que la poésie jaillit précisément de la relation avec l'autre lorsqu'il est différent. Pour noter et garder précisément les souvenirs d'enfance de cette fratrie.

« le mot schizophrénie, formé à partir du grec skhizein (fendre) et phrên (esprit), ne pourrait mieux illustrer le coup de hache qui un jour a fait voler en éclats l'existence de mon frère, et ouvert en lui une brèche impossible à refermer. Je tente comme je peux de me glisser avec lui dans cette ouverture, mais n'y parviens jamais qu'à moitié : les épaisses ténèbres que j'y rencontre m'empêchent de me mouvoir librement, et me forcent à rebrousser chemin. »

Jean-François Beauchemin mène une vie paisible à la campagne avec sa femme Livia, son chien Pablo et le chat Lennon. Pour cet écrivain parvenu à l'aube de la vieillesse, l'essentiel n'est plus tant dans ses actions que dans sa façon d'habiter le Monde, de parcourir amoureusement la nature en étant attentif au moindre bruit, aux odeurs, aux couleurs, d'entrer en relation avec ses animaux, ses voisins et ses proches. Il ressent profondément la nécessité de l'amour et de la bienveillance alors qu'il s'allège du superflu au fur et à mesure des années qui passent. La relation étroite avec ce frère dont il s'occupe très souvent est marquée à la fois du sceau de l'inquiétude mais aussi de la tendresse et de l'amour. Ce récit est à la fois d'une grande pudeur mais également d'une véritable franchise. L'empathie remarquable de l'écrivain permet au récit d'atteindre une sagesse et une réflexion philosophique, le tout magnifié par une poésie naturaliste très touchante.

« Certains soirs, après sa journée de travail à la pépinière, lorsqu'il préfère l'ombre fraîche de notre jardin à l'austère désordre de son appartement, nous nous asseyons sur le petit banc et observons ensemble le ciel lentement pivoter. Et je sens se réinstaller entre nous une secrète connivence, le sentiment tragique de la déchirante douceur du monde ».

J'ai particulièrement aimé ces passages où l'auteur retranscrit les sensations du frère qui permettent de mieux comprendre comment quelqu'un souffrant de schizophrénie appréhende le monde. La façon dont il aborde la littérature, notamment les recueils de poésie qui ont le don de l'apaiser- en particulier « Seuls demeurent » de René Char, l'un des objets « les plus émouvants à avoir été engendrés par la sensibilité humaine » - et de lui apporter cette proximité humaine qu'il ne trouve pas dans sa vie.

« Je pense que la plupart de mes souvenirs sont comme des lettres cachetées dont le timbre aurait été retirée à la vapeur ».

Pourquoi, cependant, ce livre n'a-t-il pas été un coup de coeur pour autant ? Peut-être ai-je éprouvé une petite pointe de gêne, mais à de rares moments il faut le souligner. Si j'ai tout aimé dans ce récit, exception est faite lorsque l'auteur rapporte certaines paroles de son frère dans lequel ce dernier exprime son amour et son admiration pour le narrateur. le récit est certes empreint de pudeur et l'auteur ne vole pas la vedette à son frère, mais il y a un petit quelque chose qui me met toujours à distance lorsque l'autofiction se raconte avec tant de beauté. J'ai préféré, de loin, les passages, heureusement les plus nombreux, où l'écrivain est dans la connivence, dans l'action, dans les silences, dans la contemplation. Il est toujours délicat de rapporter ainsi les propos des autres lorsque nous écrivons sur soi je trouve, est-il nécessaire de le faire lorsque les actes de la personne qui se raconte disent déjà tout de lui ?
« Tu n'es pas toujours à la hauteur, mais tu es doté d'une grande force intérieure. Moi je suis faible et vulnérable. Mais je me sens aimé par toi, parce que tu ne te sers pas de ma faiblesse pour affirmer cette force ».

Mis à part cette gêne toute personnelle, le récit est un très beau récit sur un thème peu évoqué, celui de la schizophrénie. Il permet de porter un regard différent et de réaliser qu'il faut parfois regarder dans la même direction que l'autre pour tenter de le comprendre et d'être en phase avec lui. Il montre à quel point la littérature permet d'habiter le monde autrement, voire d'être salvatrice. Et surtout il fait l'éloge de la simplicité, de la vie dans sa plus simple expression, malgré la maladie, grâce à la maladie même, et ça, c'est renversant de beauté :

« Parfois, rien n'arrive et c'est un enchantement. S'endormir sur le sofa avec une oreille de chien sur la joue. Ne rien dire, écouter les gens parler de leur vie, se souvenir, expliquer, retracer en eux-mêmes le trajet qui les a menés où ils sont. S'arrêter, sentir passer en soi l'ombre de quelques regrets, puis continuer à marcher dans le sentier. le soir très tard, attendre sous le porche le retour du chat en observant la lune. Refaire pour la centième fois l'inventaire de tous ces objets immatériels auxquels je me cogne chaque jour. Repenser à mon père qui chante dans son vieux complet démodé, à tous ces gens debout à ses côtés dans l'au-delà et qui tiennent leur coeur dans les mains. S'arrêter chez mon frère pour lui remettre dans un plat de céramique un repas préparé par Livia. Passer une heure en compagnie des vaches laitières de monsieur et madame Vermeulen, et ensuite rentrer à la maison, la même depuis vingt ans, y retrouver les êtres et les choses qui permettent de faire chaque jour le nécessaire pour que l'âge ne soit qu'un obstacle mineur ».

Voilà. Tout est dit. C'est juste beau. Et que ça fait du bien !

Commenter  J’apprécie          10434



Ont apprécié cette critique (98)voir plus




{* *}