Les amants maudits de Spirit Lake

Chacun reprit sa place à bord des traineaux et ce fut dans une joyeuse cacophonie que l'équipe atteignit l'endroit qui deviendrait bientôt un sinistre lieu de détention, où des hommes venus au Canada à la recherche d'un monde meilleur seraient internés et surveillés par des soldats armés, autorisés à leur tirer dessus s'ils cherchaient à s'évader.

Pendant qu'elle cherchait un sens à sa vie d'immigrante sans le sou, le monde autour d'Alyona n'avait donc pas cessé de tourné. Des gens riaient encore et s'amusaient sans se soucier des combats qui faisaient rage de l'autre côté de l'Atlantique. Dans ses pensées, les yeux gris d'Alexandre se superposaient au regard mouillé de son petit frère qui hantait son esprit.

— C’est tellement vrai que les services de la ville ont dû organiser des soupes populaires pour permettre aux gens sans revenus de manger au moins une fois par jour.
— C’est quoi des soupes populaires ? demanda Vitaly. On les appelle comme ça parce que ce sont les meilleures du Canada ?

— Tu as un regard magnifique, remarqua-t-il. Jamais auparavant je n’ai vu des yeux de cette couleur. On dirait un coucher de soleil un soir d’été, quand le mauve se marie au gris du crépuscule.

Pendant qu’elle s’abandonnait à la musique, ses pensées s’envolèrent vers Kalouch. Dans la grande maison de son père, un feu crépitait et une bonne odeur d’épices flottait dans l’air. La voix d’Anton lui parvint, aussi nettement que s’il avait été à ses côtés. « À chaque problème, il y a une solution, lui disait-il. Nous formons une famille qui n’abandonne jamais. Il te suffit de chercher et tu trouveras. »

Bien que les autorités britanniques eussent demandé au gouvernement canadien de considérer les Ukrainiens comme des amis, la construction de vingt-quatre camps de détention, disséminés sur l’ensemble du territoire canadien, se poursuivit, et ce même si de nombreux Ukrainiens naturalisés s’étaient engagés dans l’armée canadienne.

— Papa disait que c’était beau et accueillant, le Canada. Moi, je trouve que c’est froid et que les gens sont méchants avec nous.

Dans l’odeur des branches de sapin qui lui servaient de matelas, l’image d’Alexandre Lavallière se glissa dans ses pensées. La cruauté de la guerre lui avait ravi sa liberté, mais pas le droit de rêver.

— Devant ce camp entouré de fils de fer, je suis épouvanté pour les gens qui y seront internés, dit-il à ses amis.
— Qui seront ces prisonniers ? s’informa Rozen. — Des ennemis du Canada, à ce qu’on m’a raconté, des immigrés dont la nationalité inquiète le gouvernement.

La mince silhouette ne se retourna pas. Des flocons blancs voletaient sous ses pas tandis qu’elle s’éloignait lentement. Le cœur rempli d’espoir, Alexandre savait qu’il n’oublierait jamais les jolies prunelles mauves qui s’étaient accrochées aux siennes le temps d’y déposer l’esquisse d’un rêve.