Pour la plus part des gens qui confondent la valeur et le prix, les livres n'en ont aucune, ils ne sont que des bouquins, de simples assemblages de papier que l'on peut se procurer pour quelques euros sur les étals des bouquinistes au début de l'été afin de tuer le temps à la plage ou au camping et à la rentrée, s’ils sont au programme du cours de français des mioches. C'est pourtant dans les bibliothèques, entre premières et quatrièmes de couverture, que se cachent les plus grandes merveilles de l'intelligence, les fiat lux des plus grands esprits à travers les âges.
Aujourd’hui, cela n’a toutefois plus beaucoup d’importance. Je viens de fêter mes quatre-vingt-cinq ans, une nouvelle page se tourne et le livre de ma vie va bientôt se refermer. Je suis serein : j’ai lu, j’ai vécu. Le crématorium dispersera dans le ciel l’insignifiance de mon être. Mais que vas-tu devenir quand je ne serai plus là pour veiller sur toi ? Mon expert-comptable de fils n’aura que faire de toi et, dans l’espoir d’obtenir quelques billets, te refourguera sans doute à un bouquiniste qui, lorsqu’il se rendra compte qu’étant tout annotés tes livres sont invendables, te balancera tout entière dans un container. Le soir venu, tu seras transportée à l’usine de collecte des déchets de Saint-Jean-de-Folleville où tu finiras dans le grand incinérateur. J’espère alors que dans le vide sidéral quelques-uns de nos atomes s’accrocheront les uns aux autres. Nous serons alors réunis pour l’éternité.
Lorsque je suis invité quelque part, la première chose que je regarde est la bibliothèque de mes hôtes. Sa corpulence ou sa maigreur, sa banalité ou son originalité me permettent d’évaluer la curiosité intellectuelle, l’ouverture d’esprit et le degré de tolérance des maîtres de maison.
Tout cela est bien vaniteux et narcissique, j’en suis conscient : vaniteux parce que j’éprouve la satisfaction repue du goinfre qui n’en revient toujours pas d’avoir autant ingurgité, narcissique car n’étant rien d’autre que ce que j’ai lu, j’ai l’impression, en te regardant, de faire face à une anamorphose de mon esprit. Je suis sûr que l’on pourrait percer les mystères de la généalogie de ma personnalité en remontant simplement le fil de mes lectures. Tu le sais, j’ai toujours considéré que les actes importaient moins que les pensées, que la persistance du réel est telle que nous ne faisons jamais ce que nous voulons, mais seulement ce que nous pouvons.
J’ai quatre-vingt-cinq ans et cela fait maintenant dix ans que toi et moi avons quitté Paris pour nous installer ici, à Trouville, face à la mer. Ce sera notre dernière demeure. Depuis soixante-dix ans que tu partages ma vie, nous avons déménagé de nombreuses fois, multipliant les domiciles, à Nice, puis à Paris. Plus tu grandissais, plus ces déménagements devenaient éprouvants. Toujours plus nombreux et plus lourds, les cartons ont fini par avoir raison de mes rares amis et ce sont des professionnels qui t’ont rapidement trimballée ici et là.
Lorsque je suis invité quelque part, la première chose que je regarde est la bibliothèque de mes hôtes. Sa corpulence ou sa maigreur, sa banalité ou son originalité me permettent d’évaluer la curiosité intellectuelle, l’ouverture d’esprit et le degré de tolérance des maîtres de maison.