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Critique de Isidoreinthedark


Paru en 1935, « Histoire universelle de l'infamie » fut publié dans sa traduction française au sein du dyptique « Histoire de l'infamie - Histoire de l'éternité ». Ce choix éditorial de Roger Caillois de rassembler « Histoire de l'infamie » et « Histoire de l'éternité » (paru en 1936), reçut la bénédiction de Borges. Une bénédiction davantage liée à la délicatesse de l'auteur argentin, qu'à la pertinence intrinsèque d'un choix dicté par le mimétisme des titres de deux textes totalement distincts.

« Histoire de l'Éternité » est un exercice de style retraçant l'évolution du concept d'éternité en revisitant sa version platonicienne et sa version chrétienne, avant de nous proposer la conception originale de l'auteur.

« Histoire universelle de l'infamie » est une série de contes, qui annonce les nouvelles qui feront la renommée du génie des lettres argentines. Cette série de contes, que Borges lui-même qualifie de baroques, nous narre le destin de plusieurs personnages marqués du sceau de l'infamie. Une suite de variations inspirées de personnages réels ou fictifs, dont l'auteur s'amuse à déformer la trajectoire en y apposant sa touche personnelle.

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Parmi les personnages peu recommandables dont le funeste destin est revisité par l'auteur, certains, tel que Billy the Kid, sont bien réels. La plupart des protagonistes choisis par le malicieux argentin sont néanmoins inspirés de personnages fictifs ou littéraires, notamment issus de la lecture assidue de Stevenson ou de Chesterton évoquée par Borges en préface.

J'ai pris la liberté d'évoquer ici la destinée de l'un des personnages des contes borgésiens choisis pour composer une « Histoire universelle de l'infamie ». Il s'agit d'Hakim al Moqanna, le prophète masqué. Si l'auteur cite ses sources, gageons qu'il s'agit d'une facétie, dont le seul intérêt est d'introduire son propos.

« En l'an 120 de l'Hégire et 736 De La Croix, un certain Hakim que les hommes de ce temps et de ce lieu devaient par la suite, appeler le Voilé, naquit au Turkestan. »

« Du fond du désert vertigineux (dont le soleil donne la fièvre et la lune le délire), ils virent venir trois formes qui leur parurent immensément hautes : trois formes humaines et celle du milieu avait une tête de taureau. Quand elles furent plus près, ils virent que c'était un masque et que les deux autres hommes étaient aveugles.
Quelqu'un demanda la raison de cette merveille. « Ils sont aveugles » déclara l'homme au masque, « parce qu'ils ont vu mon visage ».

Le dénommé Hakim raconte que le seigneur lui a donné la mission de prophétiser, et lui révéla des paroles si anciennes qu'il se trouva auréolé d'un éclat glorieux que les yeux des mortels ne pouvaient supporter. Parmi son auditoire, peu convaincu par les dires du détenteur de la nouvelle foi, se trouve un homme accompagné d'un léopard. Il libère l'animal de ses entraves. Tous se sauvent, excepté Hakim et ses deux acolytes. Lorsque le calme revient et que les fuyards sont de retour, la bête est aveugle. « En voyant ses yeux lumineux et morts, les hommes adorèrent Hakim et reconnurent son pouvoir surnaturel ».

Son pouvoir établi, Hakim peut accomplir sa mission de prophète. Il abandonne son masque de taureau pour un « quadruple voile de soie blanche brodé de pierreries », accumule les victoires et semble ignorer le danger.

Ses partisans, ses victoires et la colère du Calife conduisent Hakim sur le chemin de l'hérésie. Une dissension qui l'oblige à définir les lignes d'une religion personnelle. Dans la cosmogonie d'Hakim, il y un Dieu qui se passe « majestueusement d'origine, de nom et de visage ». Un Dieu immuable dont l'image projette neuf ombres qui président un premier ciel. Cette première couronne démiurgique en engendre une autre et ainsi de suite jusqu'à 999.

« La terre que nous habitons est une erreur, une parodie sans autorité. Les miroirs et la paternité sont chose abominable, car ils la confirment et la multiplient. La nausée est la principale vertu. Deux disciplines (dont le prophète laisse le choix) peuvent nous y conduire : l'abstinence ou l'excès, la luxure ou la chasteté. »

Cette gnose étrange prend fin en « l'an 5 de la Face Resplendissante et 163 de l'Hégire » lorsque l'armée du Calife assiège Hakim à Sanam. Alors que la défaite semble encore incertaine, une rumeur colportée par une femme adultère du harem se répand dans le palais. Il manquerait l'annulaire à la main droite du prophète et les autres doigts n'auraient pas d'ongles. Deux capitaines arrachent le Voile brodé de pierreries qui dissimule le visage du prophète.

« Il y eut d'abord un mouvement d'effroi : le visage promis de l'Apôtre, le visage qui était allé aux cieux, était blanc en effet, mais de la blancheur spécifique de la lèpre purulente. »

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Le sceau de l'infamie qui marque Hakim n'est point la lèpre, ni l'hérésie gnostique dont il fut l'auteur, mais le terrible mensonge qui lui permit de tromper pendant plusieurs années ses disciples égarés par un tour de magie trompeur.

Ne nous y trompons-pas. Borges écrit une « Histoire universelle de l'infamie » et son propos n'est ni d'évoquer un lépreux qui s'invente un improbable destin de prophète apocryphe, ni de désavouer une hérésie gnostique. le conte ne le dit jamais explicitement, mais ce sont le mensonge, la duperie, la tromperie qui sont condamnés par l'auteur. En nous contant l'infâme destinée d'Hakim, Borges nous rappelle que l'infamie des hommes ne tient ni aux époques, ni aux lieux, mais à l'universalité des péchés de ceux qui les commettent.

Le tour de magie du génie argentin consiste à ne jamais expliciter une quelconque condamnation morale du mensonge. En emportant son lecteur dans un conte évoquant les « Mille et Une Nuits », Borges plante le décor d'une incroyable tromperie, où un lépreux dissimule sa terrible condition et se crée un destin d'Apôtre hérésiarque. Les yeux rivés sur le drame oriental qui se joue au VIIIe siècle, le lecteur partage la stupéfaction horrifiée des disciples du faux prophète lorsque son visage dévoré par la lèpre est révélé au grand jour. C'est seulement après avoir fini ce conte qu'il réalise qu'il vient de lire une histoire universelle du mensonge.

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