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Critique de Patsales


Stalen passe son temps à expliquer que son prénom n'a rien à voir avec « Staline ». Nous voilà donc prévenus: les mots mentent, ou plutôt ils ne résonnent pas de la même façon pour chacun d'entre nous. Stalen est écrivain et son prénom lui rappelle que, décidément, ça ne va pas le faire, même sur un malentendu.
Contraint d'emprunter les mots des autres, Bouïda s'en donne à coeur joie : s'il fallait citer un livre exprrrrimant toute l'âme rrrrrrusse, « Les aventures d'un sous-locataire » ne serait pas un mauvais choix. Les cuites y sont homériques, les femmes sublimées même pour un coup d'un soir, les conversations toujours métaphysiques, et la vie absurdement, drolatiquement tragique.
Chaque chapitre porte un titre infiniment cocasse, à la manière des auteurs du XVIII°: « Où il est question de kalokagathie, du pénis d'un sourd-muet et de petites cuillères à thé » ou bien « Où il est question d'une honte tricolore, d'une Mona Liza dévergondée et d'un narrateur peu fiable ».
Culture, sexe, nationalisme et art romanesque: voilà donc le programme de Bouïda qui reprend dans ces « Aventures » les grandes lignes du récit picaresque. Un anti-héros nécessiteux en butte au déterminisme social qui multiplie les coups d'éclat pour se sortir de la mouise sans jamais y parvenir (définitivement sous-locataire), un panorama acerbe de toutes les couches de la société (des milliardaires aux clodos en passant par tous les apparatchiks), une structure par addition d'aventures qui s'oppose au récit initiatique en ce que le personnage est incapable d'évoluer ( et retourne d'ailleurs à la case départ à force de péripéties toujours identiques), des aventures extravagantes par lesquelles c'est moins la liberté du personnage qui est célébrée que celle d'un auteur réticent à la composition tout autant qu'au bon goût. Or, à cette base classique se superpose un refus radical de l'histoire. « J'avais l'impression d'être le héros d'un roman en train de naître sous mes yeux, mais je ne comprenais ni l'idée du livre ni les motivations de ses personnages, je ne saisissais pas les liens ni n'entendais le courant des eaux souterraines... » Alors que dans le roman picaresque la liberté de l'écrivain venge les déconvenues du personnage, ici le personnage phagocyte le romancier et ses aventures truculentes multiplient des mystères qui ne seront jamais résolus. Plus personne ne comprend rien au désordre du monde et encore moins à celui de la Russie ; tandis que l'écrivain entasse les épisodes du romanesque le plus débridé (un cadavre d'enfant scellé au coeur d'un appartement, la disparition d'une fiancée au cours d'un incendie monumental, l'enlèvement d'une beauté sublime enceinte jusqu'au cou…), le personnage, lui, se recroqueville dans la misère et l'indifférence, et ne trouvera jamais de sens aux mystères dont il fut le témoin. À la manière de Flaubert qui, avec Madame Bovary, crache sur les romans en en édifiant un des plus beaux qui soient, Bouïda célèbre la mort de l'art dans une oeuvre protéiforme et déceptive, mais surtout somptueuse.
La belle Phryné était pour les Grecs vertueuse puisque parfaitement belle; elle se réincarne dans la Russie du XX° siècle et fascine le narrateur par sa beauté et son intelligence. Mais cette beauté qui semblait défier le temps ne résiste pas à un cambriolage où sont lacérés des tableaux: moins Dorian Gray que Russie de Poutine, elle rentre dans l'histoire alors qu'elle se croyait éternelle.
La Russie vacille, l'art n'a plus rien à nous dire, mais ce rien fait notre bonheur. Quitte à ne plus rien comprendre ni au monde ni à notre vie, autant célébrer avec Bouïda le sexe, la vodka et les livres.
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