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« Je suis un sous-locataire, dans la vie comme dans la littérature », nous dit le narrateur, Stalen Igrouiev , qui arrive à Moscou dans les années 90, ces années russes de tous les espoirs et de tous les désillusions , suite à la chute du communisme. Il rêve de devenir écrivain, un rêve qui lui servira de phare dans un monde où certitudes et espoirs ont disparu. On va y suivre ses pérégrinations dopées au sexe et l'alcool à gogo, où le veinard tombe souvent sur des femmes qui le dorlotent contre une rétribution en « allumettes »😁!

Dans son dernier roman Bujda nous décline une Russie post-communiste où les truands et les oligarques ( truands légals😁) rêvent d'être poète et romancier. Pour soigner leurs âmes délaissés au profit de l'argent , ils louent les services d'un négre payé en dollars. le négre ici est incarné par Stalen, dont la philosophie de sous-locataire ne le lie à rien ni à personne en particulier, sauf soucis quotidiens et relations vides mais nécessaires. Tout ce qui ne sert pas la littérature n'a aucune valeur pour lui.
Avec des titres de chapitres truculents annonçant la pitrerie qui va suivre, Bujda alias Stalen Igrouiev se marre à nous raconter les divers situations absurdes et grotesques que suscite le nouveau statut de Far West sans foi ni loi du pays. Pitreries qui cachent de profondes réflexions sur la littérature ici de surcroît russe, sur l'homme et la situation de la Russie post-communiste, que comble de l'ironie ici est « analysé » par un oligarque 😁, « En tout cas, “le frisson des années quatre-vingt-dix”, c'est une bonne expression, ....Tout le monde succombait au désir et se ruait sur ce qui semblait désirable... les Snickers, les idées, l'alcool... l'air brûlait, tout le monde était pris de frissons, vous avez raison... et les gagnants ont été ceux qui ont su en tirer profit... ceux qui ont cru à l'irréversibilité du changement....Plus exactement, ceux qui ont su grandir. Ceux qui étaient petits et sont devenus grands. Voire énormes. Et plus une personnalité est importante, plus volontiers nous l'isolons du mal. Napoléon, Staline... vous comprenez ? Il s'abstint toutefois de développer. » Cette dernière phrase qui résume l'imbroglio des circonstances est complété par Stalen , « Mais dès qu'il s'agissait d'expliquer comment le petit trafiquant de chewing-gum était devenu multimillionnaire, la langue de Boris changeait : « on résolvait des problèmes », « on apportait à qui de droit », « on a eu de la chance », « on a été soutenus » – sans plus de détails ou presque. Telle est la spécificité du business russe – il maîtrise le discours mais ne dispose pas de sa propre langue. »
Dans cette société sans boussole où tout est possible, les paradoxes sont très fréquents et hilarants. Une limousine noire avec chauffeur , loué par Stalen pour aller à un mariage, entre lentement dans la cour étroite de son immeuble, encombrée de voitures rouillées et de bacs poubelles, entre lesquels rôdent des chats pelés et de gros rats, et se gare devant un tas de gravats amassés contre un mur, une vendeuse de cigarette, blonde maigrichonne de quarante ans, en short et collants jaune citron, un petit verre de vodka à la main discute trigonométrie avec sa voisine éméchée qui vend des jeans de fabrication artisanale.....

Entre tragédie et farce, un livre irrésistible où Bujda, le coquin, n'y va par quatre chemins pour nous donner une image d'ensemble grotesque, triste et réaliste de cette Russie post-soviétique, agrémentée de réflexions ironiques sur la littérature et son monde . Il en rajoute de la bouche de Phryné, personnage symbolique du roman “Sans humour vos histoires sembleraient too much “, magnifique clin d'oeil à son propre livre 😁 !
Un écrivain sublime, une prose sublime, un humour sublime, bref un livre sublime !
C'est son quatrième livre que je viens de lire, et dont je ne peux que vous recommander l'imminente lecture. Attention pas pour tous les goûts donc je décline toute responsabilité 😁 et qui n'a rien encore lu de lui et curieuse ou curieux de le découvrir peut tout de suite s'initier avec ce dernier .

« Il croit en Dieu, dit-elle, dès que nous nous fûmes assis dans les fauteuils.
— Ce sont des choses qui arrivent... »

« C'est invraisemblable jusqu'au grotesque : le monde était entier- et il n'est plus. »
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Boire ou écrire, autant ne pas choisir.
Littérature russe de la vodka abuse, gage d'immunité contre la sobriété et les basses températures, mais Iouri Bouïda n'est pas un auteur qui se lit cul sec. Son dernier roman n'est pas facile à suivre. Il a parfois semé le rêveur que je suis, il est impitoyable avec le lecteur qui se laisse distraire par la chute d'une feuille morte devant sa fenêtre. Il est important de ne pas faire tilter l'éthylotest pour réussir à suivre ce récit picaresque dont les têtes de chapitre annoncent à la criée les aventures hors-sol de son écrivain de héros, Stalen Igrouïev, genre : « Chapitre 9, Où il est question de l'immaculée conception, d'une pucelle langoureuse et du Guilgoul ». Tout un programme. Plus emballant qu'un débat politique pour les primaires de la présidentielle.
Tel Don Quichotte, le récit de la vie Stalen dans la Russie des années 90 est imbibé de littérature. Mais là où le chevalier à la triste figure se laissait guider par les romans de chevalerie, Iouri Bouïda enchaine les hommages à Nabokov, Tolstoï, Rabelais ou Pouchkine à travers des personnages qui semblent s'être échappés de célèbres romans. Autant dire que son héros est un peu moins prude que Don Quichotte. Il vit plus de sexe et d'alcool que d'amour et d'eau fraîche. Ici Phryné éclipse Dulcinée. Baudelaire et Dumas avaient déjà embrassé ce personnage mythique. L'auteur chausse les après-skis et les suit à pas feutré.
La sous-location du titre est celle de l'auteur qui vient squatter en toute modestie, l'univers de certains grands classiques. L'auteur n'est pas un marchand de sommeil ou une victime des émissions de Stéphane Plazza. Plutôt un vendeur de rêves. Rêves d'écriture pour son héros inspiré et entretenu par des muses hors du commun, femmes à outrance qui vont traverser sa vie et l'aider à construire son oeuvre en partageant leurs lits et leurs extravagances.
Mais ce roman n'est pas qu'un exercice de style. C'est aussi un exercice de stèles. Celles d'un pays en décomposition, d'un empire qui en ras la toundra, celui de la désunion soviétique. Que faire de cette nouvelle liberté gangrénée par la corruption ? Faut-il abandonner ses illusions et danser dans les pas d'Eltsine ? L'auteur revient un peu en arrière entre deux truculences pour peindre une toile de la Russie de la fin du 20ème siècle. Un tableau plutôt abstrait mais dopé d'humour et de truculence.
Un roman russe dans toute sa splendeur et sa folie.
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Stalen passe son temps à expliquer que son prénom n'a rien à voir avec « Staline ». Nous voilà donc prévenus: les mots mentent, ou plutôt ils ne résonnent pas de la même façon pour chacun d'entre nous. Stalen est écrivain et son prénom lui rappelle que, décidément, ça ne va pas le faire, même sur un malentendu.
Contraint d'emprunter les mots des autres, Bouïda s'en donne à coeur joie : s'il fallait citer un livre exprrrrimant toute l'âme rrrrrrusse, « Les aventures d'un sous-locataire » ne serait pas un mauvais choix. Les cuites y sont homériques, les femmes sublimées même pour un coup d'un soir, les conversations toujours métaphysiques, et la vie absurdement, drolatiquement tragique.
Chaque chapitre porte un titre infiniment cocasse, à la manière des auteurs du XVIII°: « Où il est question de kalokagathie, du pénis d'un sourd-muet et de petites cuillères à thé » ou bien « Où il est question d'une honte tricolore, d'une Mona Liza dévergondée et d'un narrateur peu fiable ».
Culture, sexe, nationalisme et art romanesque: voilà donc le programme de Bouïda qui reprend dans ces « Aventures » les grandes lignes du récit picaresque. Un anti-héros nécessiteux en butte au déterminisme social qui multiplie les coups d'éclat pour se sortir de la mouise sans jamais y parvenir (définitivement sous-locataire), un panorama acerbe de toutes les couches de la société (des milliardaires aux clodos en passant par tous les apparatchiks), une structure par addition d'aventures qui s'oppose au récit initiatique en ce que le personnage est incapable d'évoluer ( et retourne d'ailleurs à la case départ à force de péripéties toujours identiques), des aventures extravagantes par lesquelles c'est moins la liberté du personnage qui est célébrée que celle d'un auteur réticent à la composition tout autant qu'au bon goût. Or, à cette base classique se superpose un refus radical de l'histoire. « J'avais l'impression d'être le héros d'un roman en train de naître sous mes yeux, mais je ne comprenais ni l'idée du livre ni les motivations de ses personnages, je ne saisissais pas les liens ni n'entendais le courant des eaux souterraines... » Alors que dans le roman picaresque la liberté de l'écrivain venge les déconvenues du personnage, ici le personnage phagocyte le romancier et ses aventures truculentes multiplient des mystères qui ne seront jamais résolus. Plus personne ne comprend rien au désordre du monde et encore moins à celui de la Russie ; tandis que l'écrivain entasse les épisodes du romanesque le plus débridé (un cadavre d'enfant scellé au coeur d'un appartement, la disparition d'une fiancée au cours d'un incendie monumental, l'enlèvement d'une beauté sublime enceinte jusqu'au cou…), le personnage, lui, se recroqueville dans la misère et l'indifférence, et ne trouvera jamais de sens aux mystères dont il fut le témoin. À la manière de Flaubert qui, avec Madame Bovary, crache sur les romans en en édifiant un des plus beaux qui soient, Bouïda célèbre la mort de l'art dans une oeuvre protéiforme et déceptive, mais surtout somptueuse.
La belle Phryné était pour les Grecs vertueuse puisque parfaitement belle; elle se réincarne dans la Russie du XX° siècle et fascine le narrateur par sa beauté et son intelligence. Mais cette beauté qui semblait défier le temps ne résiste pas à un cambriolage où sont lacérés des tableaux: moins Dorian Gray que Russie de Poutine, elle rentre dans l'histoire alors qu'elle se croyait éternelle.
La Russie vacille, l'art n'a plus rien à nous dire, mais ce rien fait notre bonheur. Quitte à ne plus rien comprendre ni au monde ni à notre vie, autant célébrer avec Bouïda le sexe, la vodka et les livres.
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Voyez Stalen (non, non, son nom n'est pas la concaténation des contractions des noms de Staline et de Lénine, mais plutôt des prénoms de ses parents, Stanislas et Lena) qui déambule dans les méandres du métro moscovite. Notez le faste et la beauté de ces stations, les plus belles du monde parait-il.

Suivez ce sous-locataire, qui bien que, « propriétaire depuis longtemps, reste néanmoins sous-locataire dans l'âme, craignant à tout moment d'être flanqué à la porte ». Stalen, sous-locataire de ce pays-maison, où se côtoient peuples d'Europe, d'Asie centrale et d'Extrême-Orient, nouveaux riches et aristocrates déchus, fonctionnaires acrimonieux et mafieux véreux, paysannes déplacées et policiers politiques reconvertis. Un joyeux bazar, je vous dis. Certes « la maison est grande, mais nous vivons à l'étroit», dans une promiscuité qui « est la monstrueuse contradiction entre l'immensité de l'espace de la Russie et l'exiguïté de son existence », où « il n'y a pas de place pour la personne privée, sinon dans un palais ou une cellule d'isolement. ». Notre homme se sent locataire tout comme d'ailleurs Dostoïevski, qui « se sent locataire d'une maison en feu et n'a pas de temps à perdre à des bêtises – il peut tout juste accomplir l'indispensable, crier l'essentiel. »

Crier l'essentiel, oui, c'est bien ça. Ecoutez Stalen crier l'essentiel et vous raconter l'histoire picaresque de la Russie, ce dernier demi-siècle chahuté. L'URSS, sa chute et la fin ou non de l'histoire. Ou peut-être la fin d'une étape de l'histoire, maintenant que « le libéralisme a vaincu, qu'il ne reste plus d'adversaires … », maintenant que « l'idée d'un homme avec des idées est définitivement discréditée ».

Rencontrez par son intermédiaire Pouchkine, Gogol, Dostoïevski , Garchine, Sologoub, Biely, Tchekhov, Boulgakov, … , les plus grands de la littérature russe mais pas que. Il vous dira aussi Swift, Crane, Stendhal. Et Poe, Akutagawa, Faulkner, Hawthorne, … tous ces grands auteurs qui l'ont nourri, qui l'ont porté dans ses réflexions sur le récit, sur la littérature, sur l'art en général. On se sent soudain tout petit, insignifiant face à tant de culture, tant d'intelligence.

Tentez de pénétrer avec lui l'âme russe, son goût pour le non-sens et son pessimisme viscéral. Que lui répondrez-vous quand il vous dira que «en Russie, une révolution pacifique ne peut être authentique», que « le monde s'écroule – la vie se poursuit, nous vivons ainsi depuis mille ans, nous nous sommes accoutumés. », qu'il est inutile d'avoir des projets pour l'avenir, que seule la concupiscence, le bâton ou le Kremlin rassemble le peuple ?

Mais surtout trinquez, trinquez. Trinquez avec Stalen. Cognac français, whisky écossais, et bien sûr vodka russe. Trinquez pour oublier que « les visages dans le métro ont changé : les hommes essoufflés aux porte-documents boursouflés avaient disparu, les Juifs moscovites, les travailleurs scientifiques et techniques, les prolétaires sont de plus en plus rares, en revanche on voyait de plus en plus de jeunes managers en petit costume bon marché », que désormais on parle en Russie la même langue creuse et morte du management moderne quand il s'agit d'expliquer « comment le petit trafiquant de chewing-gum était devenu multimillionnaire […] : on résolvait des problèmes, on apportait à qui de droit, on a eu de la chance […] ».

Trinquez, oui c'est tout ce qu'il nous reste pour oublier que les dirigeants (politiques ou économiques, sans distinction ) russes (et d'ailleurs) « connaissent la recette pour atteindre le bonheur universel : il suffisait d'appauvrir la population afin de dévaluer la force de travail – ainsi, nos marchandises, qui n'étaient pas de très bonne qualité, deviendraient compétitives grâce à leur faible coût-, de concentrer les ressources entre les mains d'une minorité afin que cette minorité puisse être concurrentielle sur le marché international, de détruire les syndicats… »

Je dédie ce billet à Natacha, Nadejda, Karolina et à toutes les autres victimes de russophobie, victimes d'amalgame débile, grossier et dangereux.
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Le titre original des AVENTURES D'UN SOUS-LOCATAIRE , «CTAЛEH», correspond au drôle de prénom de son narrateur et personnage central: «STALEN». Prénom pas du tout issu, tel que l'on pourrait s'imaginer, d'une contraction entre «Staline» et «Lénine», mais, comme le précisera l'intéressé, entre le prénom de son père, «Stanislav», et celui de sa mère, «Elena», «Lena».
Pourtant…ce noeud signifiant que le narrateur affirme «passer sa vie à défaire» paraît loin d'être anodin!
Anti-héros amoral et pragmatique («je prends la vie telle qu'elle est»), attachant malgré tout par l'acuité de ses observations sur la nature humaine en général, sur ses compatriotes russes en particulier, ainsi que par une capacité d'auto-critique et d'auto-dérision tout aussi fines et aiguisées, le prénom de Stalen, outre son rapport, assez évident, à l'héritage soviétique qui continue encore de nos jours à hanter les couloirs tortueux de l'imaginaire collectif russe, m'aura personnellement fait penser, par une sorte de consonance, à l'«acier» («steel», ou encore les «stahl» et «stalen» germaniques), et plus particulièrement à cet alliage d'acier dit "demi-doux" qui tout en se présentant d'emblée comme une matière façonnable, malléable, résiste néanmoins aux impacts et aux chocs extérieurs sans altérations significatives de sa structure fondamentale...Voilà qui pourrait, à mon sens en tout cas, illustrer parfaitement à la fois le propos général de ce brulot sceptique et le profil de son personnage central. «Je n'ai été et ne serai un dissident, un opposant, un partisan du pouvoir, un homme de gauche, un homme de droite, un libéral, un conservateur, pour la simple raison que cela n'est pas ma langue». La devise préférée, pleinement assumée par Stalen, sera d'aileurs, et pour cause: «Never complain, never explain»!
Tout en s'inscrivant dans une solide tradition littéraire qui s'était appliquée, de Dostoïevski à Nabokov, à mettre à nu la fougue, les excès et les paradoxes constitutifs de l'âme russe (et qu'en bon « sous-locataire » aussi, Iouri Bouïda ne cessera de citer ou convoquer indirectement dans son récit), l'auteur s'empare librement des codes du roman picaresque, s'amusant sur un ton particulièrement burlesque et impertinent à la déshabiller, cette âme, à la lumière cette fois des événements qui avaient marqué son pays durant la seconde moitié, et au tournant du XXe au XXIe siècles. Incarné dans le regard acerbe d'un de ses avatars modernes et sorte de double littéraire de l'auteur, Stalen Stanilasvovitch, lequel, après une série de péripéties, pour certaines ébouriffantes, la plupart du temps arrosées copieusement de vodka et guidées par les faiblesses de la chair, ayant tout de même réussi à acquérir une certaine notoriété en tant qu'auteur, entre deux âges et malade, se remémore ici son parcours chaotique de jeune écrivain fraichement débarqué dans la capitale russe au début des années quatre-vingt-dix, ainsi que son initiation par la mystérieuse et fascinante Anna Fiodorovna, dite «Phryné», hétaïre à la beauté renversante mise au service de l'ancien régime agonisant, qui l'accueillera à son arrivée dans la capitale et l'introduira dans les arcanes de la mutation post-soviétique en cours à cette époque. Campé dans une Moscou à la fois somptueuse et sordide, où les stations monumentales du métro souterrain que découvrait alors le jeune narrateur ébloui, contrastaient terriblement avec la ville située en surface, «sentant partout l'asphalte, l'urine et le moisi », à un moment où y régnaient une spéculation immobilière et un business effrénés, dans une ville investie du jour au lendemain par une nouvelle faune grotesque, composée d'une génération spontanée d'oligarques, de mafieux réhabilités en entrepreneurs, de vieilles pointures de l'ancienne nomenklatura en pleine reconversion, d'arrivistes de tous poils, ainsi que «des millions de victimes anonymes des sauvages années quatre-vingt-dix», le récit de Stalen revisitera d'une voix indifférente à toute considération purement moralisatrice ou accusatrice, empreinte de ce cynisme détaché si caractéristique du style picaresque qu'elle adopte, le passé relativement récent et chaotique de la Russie post-soviétique.
La notion de «sous-locataire», retenue dans le titre de l'édition française (excellente traduction de Véronique Patte, récompensée d'un prix tout à fait méritant), ainsi que celle d' «espace de liberté privé» sont des métaphores récurrentes dans le roman (la Russie se caractériserait entre autres, d'après Bouïda, par cette contradiction incroyable entre l'étendue continentale de son immense territoire et l'exiguïté et la promiscuité qui affligent les conditions de vie et de logement de ses habitants !!). Stalen se définit d'entrée de jeu comme un « sous-locataire dans la vie et la littérature»; le nouvel ordre post-soviétique et l'économie de marché, après une bulle créée par une spéculation immobilière artificielle, permettraient malgré tout aux Russes d'accéder enfin à la propriété privé; en acceptant de jouer selon les nouvelles règles et de saisir les bonnes occasions, le jeune Stalen finirait par réaliser lui-même le rêve de générations et générations de russes, devenant à son tour propriétaire d'un logement ; les années quatre-vingt-dix seront associées par un autre personnage au « syndrome de la maison en flammes » qui définirait selon lui l'homme russe; Dostoïveski sera aussi cité à propos, lorsque se disant «locataire d'une maison en feu», l'écrivain déclarait «ne pas avoir de temps à perdre et de ce fait devoir aller à l'essentiel» : voici, parmi tant d'autres, quelques-unes des nombreuses occurrences de cet ordre filées par l'auteur.
La fin de l'ère communiste n'aura cependant rien apporté de fondamentalement nouveau à la grande «maison Russie» et à une très large majorité de ses occupants ; le peuple russe, à part le chaos d'un nouvel incendie imminent, semble conclure notre écrivain d'acier, n'en aura tiré aucun avantage particulier au change… Et puis, de toute façon, rajoutera Stalen-Bouïda, l'homme russe, « nihiliste, filou, coquin(…) a appris à ne croire en rien ni en personne, et à accueillir cette [nouvelle] monstrueuse réalité comme un rêve. Ce n'est pas un hasard si dans la littérature russe le thème du rêve et de la folie occupe une place beaucoup plus importante que dans n'importe quelle autre littérature».

Le nouveau règne d'un Poutine, dira-t-il vers la fin de son récit, brouillant au passage les frontières séparant fiction et actualité politique, dont le rôle pourrait après tout être assimilé dans l'imaginaire russe «aussi bien au tsar Nicolas qu'à Staline..", ne ferait que réactualiser les attentes de l'«idéalisme barbare» et atavique de l'homme russe, empêtré dans une mystique où «convaincu que le monde est prisonnier du mal, aucune réforme n'est en mesure de vaincre l'Antéchrist, seul le Christ peut nous débarrasser de son pouvoir et changer radicalement notre vie (…) nos élans bestiaux sont imbibés de ce marasquin religieux». Impossible transmigration, donc, pour cette âme tourmentée cherchant perpétuellement à échapper aux flammes du mal, rélégant «le libéralisme en Russie à une sorte de corps étranger, éternellement éphémère, que dire…ce n'est même pas un souffle, c'est un effluve, un parfum… ».
Mais pourquoi, après tout, me suis-je demandé, écrire une critique sur un livre où l'auteur a visiblement suivi la leçon apprise d'un de ses grands maîtres, qui dans ses « Carnets du Sous-sol » s'était chargé en amont de pointer les plus grosses ficelles et faiblesses de son récit? « Précis mais tarabiscoté », fera déclarer Bouïda, de l'intérieur même de la narration, par la voix de l'une des très nombreuses conquêtes féminines de son libidineux personnage, correctrice par ailleurs impitoyable des épreuves du premier livre publié par Stalen. «Sans humour, vos histories sembleraient too much», remarquera Phryné à la toute première lecture de ses carnets à lui..
Fin et truculent, très astucieux, intellectuellement exigeant et parfois excessivement rocambolesque pour être pris au sérieux, passant sans transition et sans vergogne de l'éthéré à l'éthylique, on ne pourrait reprocher en fin compte aux AVENTURES D'UN SOUS-LOCATAIRE que ce qui ferait exactement son charme et signature littéraire particulière: l'excellence dans l'excès (avec bien sûr, le risque d'une certaine gueule de bois découlant de sa consommation…!). En définitive, pour apprécier pleinement ce roman, il faudrait, c'est vrai, soit pouvoir faire preuve d'une certaine désinvolture en tant que lecteur, soit d'un bon métabolisme pour tenir ce mélange explosif concocté par Bouïda, cocktail réunissant à doses équivalentes les plus purs distillés provenant des Highlands intellectuels et littéraires avec les basses fermentations résultant de la macération d'ingrédients pas toujours très ragoûtants au palais et l'odorat, ainsi que les sucs d'une jouissance des sens sans entraves..
Que faudrait-il alors essayer de préserver dans cette maison constamment menacée d'incendie ? En digne héritier de la tradition du roman philosophique et picaresque du XVIII siècle, Bouïda s'abstient, me semble-t-il, de toute conception monolithique, de toute formulation à caractère moral lapidaire ou solution rédemptrice. Il ne serait revendiqué par le narrateur, en fin de compte, que la liberté de penser en dehors de tout «idéal qui écraserait la liberté de l'individu», en le faisant croire qu'il peut se transformer en héros moderne, par un quelconque «Méphistophélès du XXIe siècle s'arrogeant le privilège de résoudre les problèmes d'un monde sans personnalité».
Ou, en dernier recours, lorsque la désespérance s'emparerait de l'âme souffrante, de suivre tout simplement le conseil pratique prescrit par le père du narrateur :
« On se met un quartier de citron dans la bouche et on le colle au palais avec la langue. On ne se sent pas mieux pour autant, mais plus léger… »

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Contrairement à tous ses livres précédents, ce dernier m'a laissé sur ma faim. Bien sûr, le style picaresque auquel l'auteur avait habitué ses lecteurs n'est pas absent, mais la mayonnaise ne prend pas, pour moi an tous cas. Se promener avec lui dans le centre de Moscou, ses stations de métro, à des époques diverses, ne manquent pas d'intérêt ni d'amusement, surtout quand on connait les lieux. Mais j'ai regardé passer les rames sans réussir à monter à bord, sans doute n'avais-je pas acheté le bon ticket, tant pis pour moi !
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Après le magnifique et intense le train zéro d'Iouri Bouida, comment s'imaginer lire un tel fatras stérile et sans intérêt ? Personnellement, j‘ai eu la désagréable sensation de retrouver le genre de rebondissements rocambolesques sans intérêt dans lequel s'est, à mon grand regret, fourvoyé par paresse Paul Auster après Leviathan (et jusqu'à maintenant), après une production littéraire tellement originale.
Bon, c'est bien écrit – enfin, sans vraiment d'originalité ni sur le fond ni sur le style. Ca se lit et il se passe des choses – sans vraiment d'intérêt et surtout, à mon humble avis, sans que tout cela soit porteur d'une vision nouvelle sur l'époque – les années post-90. J'ai abandonné au bout de 100 pages qui m'ont franchement parue insipides, sans trace d'émotion et surtout d'une banalité attristante. Peut-être aurais-je du insister...
Bon, ce billet peut être jugé excessif par certains, il l'est peut-être, mais quelle déception là ou le train zéro me laissait espérer la découverte d'un auteur russe contemporain digne du passé littéraire glorieux de ce pays (et je ne parle pas que du XIXème siècle). J'avoue que ne vois pas la continuité d'écriture d'auteur entre ces deux livres et que je me pose la question : lequel est vraiment représentatif de Bouida ?
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Trouvé par hasard à la médiathèque, je ne savais pas sur quoi j'allais partir.
A l'instar de l'oeuvre d'Aleksei Salnikov (Les Petrov, la grippe, etc), l'entrée dans la littérature russe moderne a quelque chose de caractéristique.

On ne peut pas s'y défaire du passé, du soviétisme et l'on rencontre toute la Russie à travers ces pages. Ou au moins Moscou. Mais c'est l'empreinte quasi mystique qui en font des oeuvres caractéristiques.

Bref, encore une fois je n'ai pas tout bité mais je suis arrivée jusqu'au bout grâce ) ce mille-feuilles de personnages éclectiques.
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