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Critique de berni_29


Le Maître et Marguerite, c'est un livre d'une folie incroyable, le livre de toute une vie pour son auteur, Mikhaïl Boulgakov, dont l'écriture l'a accompagné presque jusqu'à la mort. Ne comptez pas sur moi pour tenter de vous en résumer l'histoire ou esquisser l'intrigue ; je suis ressorti de ce texte lessivé, essoré, comme démembré, revenant d'une autre planète, d'un ailleurs sidéral, d'un endroit invisible pour le regard du commun des mortels, quelque chose qui vous échappe, vous dépasse complètement, et cela presque à chaque page.
Si je commence à vous raconter, ne serait-ce que le début du récit, vous aurez du mal à me croire et je risque de subir le même sort que l'un des personnages du roman, un certain Ivan Nikolaïevitch Ponerief qui finit à l'hôpital psychiatrique, pour la simple raison que ce qu'il vient de vivre en cette fin de journée printanière des années trente à Moscou, relève de la pure folie et qu'il a le malheur de vouloir le raconter autour de lui tel qu'il vient de le vivre.
Imaginez un récit où brusquement viennent se mêler comme dans un capharnaüm insensé : un étranger capable de lire l'avenir, un personnage maléfique qui se transforme en chat amateur de Cognac et de thé et qui, plus tard, arrachera la tête d'un animateur de spectacles, des femmes rousses qui s'envolent nues dans la nuit étoilée chevauchant un balai, des roubles qui se transforment en dollars et qu'on dissimule aussitôt dans des gaines d'aération de toilettes, un homme transformé en pourceau... De temps en temps, un autre texte surgit, d'un temps ancien se situant à Jérusalem, le procès d'un certain Yeshoua mené par le procurateur Ponce Pilate, homme lâche, soucieux de sa carrière plutôt que de l'équité de la justice. L'ombre de Jules César plane au loin, pour un peu on lui devinerait une sorte de moustache à la Groucho Marx et on le surnommerait le Petit Père des peuples... Les deux récits vont se faire écho, finir par s'entremêler, donnant sens peu à peu à l'ensemble du roman...
Et puis, brusquement, comme un tournant du récit, tournant les pages du récit comme les ailes d'un moulin à vent, il y a ce bal éperdu, échevelé, enivré par le trouble de la pleine lune...
Ce n'est pourtant pas ce genre de littérature qui m'attire habituellement...
Si le récit est enlevé, il n'en demeure pas moins complexe comme un puzzle où il nous faut rassembler quelques morceaux éparpillés pour tenter de reconstituer une tentative de compréhension, convoquant l'étonnement et l'imaginaire du lecteur que je suis, me transformant peut-être à mon tour dans l'effervescence des mots.
Au début de ma lecture, j'ai avancé à tâtons dans ce texte multiple, un peu comme Alice au Pays des Merveilles, sauf qu'ici le pays que j'ai découvert était semé de figures démoniaques. C'est un texte fait de chausse-trappes, se jouant du temps et le façonnant à sa manière, les chapitres se succèdent dans un tourbillon vertigineux, sans logique apparente, chaque personnage entre en scène et tire sa révérence pour laisser d'autres apparaître ; un fil semble pourtant se tisser entre eux, à peine perceptible au regard du lecteur. Le Maître tarde à venir, comme un héros attendu, guetté par le lecteur, j'y ai vu ici comme une sorte de double de Boulgakov, le Maître, celui-ci n'étant plus nommé que de cette manière, écrivain ayant perdu son nom, peut-être son identité, mais pas son âme, son nom est effacé, comme figurant déjà les prémices d'une violente répression à l'égard de l'art, des artistes, de la culture, celle qui existait avant...
Dans cette étrange féérie macabre et gothique, se dégage un texte dont la fluidité de la lecture peut surprendre, il n'en demeure pas moins que l'architecture du récit est complexe, vertigineuse, abyssale, déroutante. Mais au final, contre toute attente, je suis parvenu à retomber sur mes pieds, à avec nettement moins de désagréments que certains des personnages du livre. Au final, tournant les dernières pages du roman, se dessinait dans mes yeux comme le soupçon d'une harmonie.
Au coeur du récit, il y a aussi une passion amoureuse, celle de Marguerite et du Maître, Marguerite convoque le mythe de Faust, invitée à vendre son âme au diable en devenant reine du fameux bal, pour retrouver le Maître et son amour.
Et si tout ceci était bien réel finalement... En effet, il y a quelque chose qui ressemble à une farce pitoyable et ubuesque, comme le fut le régime stalinien, aussi cruel fut-il. Ce livre est une sorte de parodie grotesque de tout cela, un pamphlet politique, une satire diluée dans un conte fantastique et cauchemardesque. Les gardiens de la censure n'y aurait-il alors vu que du feu ? Auraient-ils été nigauds à ce point ? Sans doute que oui, mais des nigauds cruels à la botte d'un dictateur fou qui tirait les marionnettes, sorte de réincarnation diabolique...
Et c'est là que nous sommes invités à lire d'une tout autre manière ce roman qui a subi la censure sous le régime soviétique et la dictature stalinienne. Des notes de bas de page invitent à décrypter le texte, à en dévoiler les zones souterraines, la façon dont certaines phrases censurées jusque-là, furent réhabilitées au récit, en 1966.
J'ai rencontré Mikhaïl Boulgakov, si je peux m'exprimer ainsi, en découvrant sa statue à l'allure fière et austère, tout près de sa maison natale devenue le musée qui lui est dédié, à Kiev, dans la fameuse et très belle descente de Saint-André. La veille, je venais de faire connaissance avec celle qui allait devenir mon épouse. Nous étions en fin décembre 2014, quelques mois après les événements de la place Maïdan, la capitale commençait à respirer tout en se souvenant des cent neuf manifestants abattus dix mois plus tôt sous les balles des snipers pro-russes embusqués sur les toits et dans les chambres des deux grands hôtels qui dominaient la place. Le lendemain, je découvrais une horreur dans l'histoire de l'Ukraine, en visitant le mémorial consacré à cet événement, cette gigantesque famine des années trente appelée Holodomor, restée presque inconnue des manuels d'histoire très longtemps, voulue par Staline, un véritable génocide pour faire plier la paysannerie ukrainienne sous le joug du régime soviétique. Le roman, le Maître et Marguerite se situe précisément à cette période où des millions d'ukrainiens ont péri. J'ai pensé que Mikhaïl Boulgakov avait sans doute aussi le dessein de vouloir dénoncer le mal fait à son pays d'origine. Au moment où j'achève l'écriture de cette chronique, je découvre cette mise en abyme et qui fait écho aussi à l'Ukraine que j'ai appris à découvrir il y a cinq ans maintenant...
Le Maître et Marguerite est un texte difficile, mais magnifique à plus d'un titre, qui mérite le détour.
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