Carlos

Voilà plus de quarante ans que je maraude. Pas loin de quarante-cinq mille bornes par an au compteur. Un galérien des routes. Presque deux millions de kilomètres dans ma vie ! Presque cinq fois la distance pour aller sur la lune !
Tout cela sur le même secteur : Pau et ses environs. La chaîne pyrénéenne comme seul point de vue.

Elle me trouble la gamine, elle m’en veut, suis trop vieux ! Je ne veux pas mourir ! Je fais. Dans sa bouche, je calanche, c’est sûr.
Elle me fait rougir avec ses provocations faciles.
Je me trouve con. Vieux surtout. Moche. Ma bedaine, plus de soixante piges, ma moustache épaisse que je teins tous les trois jours, mon béret vissé sur le crâne, la chimio va me faire perdre mes derniers cheveux, mes sourcils aussi.
Je baisse le nez. Je suis rouge pivoine, je pourrais être son grand-père à la gamine.

– Sans dec’ ! Là tout de suite, je te fais monter grave au ciel.
Elle se fout de ma gueule, la petite ! C’est Clem ! C’est son humour. Elle fait le tapin et moi le tacot.
– Gratos ! Je te sucerai gratos ! Pour tout ce que tu as fait pour moi !
Je louche un moment sur sa frimousse. Ses taches de rousseur, ses lèvres épaisses trop maquillées.
Elle est pourtant sérieuse, elle ne déconne pas. Elle est dans l’axe du rétroviseur, elle me fixe droit dans les yeux.
Elle me trouble la gamine, elle m’en veut, suis trop vieux ! Je ne veux pas mourir ! Je fais. Dans sa bouche, je calanche, c’est sûr.
Elle me fait rougir avec ses provocations faciles.

Ma petite putain. Je m’amuse à l’appeler.
Clem. Jean slim bleu nuit, top rose moulant, un gentil décolleté, elle est essoufflée, elle claque la portière toujours trop fort.
Sa peau luisante de transpiration, trente-huit degrés à l’ombre aujourd’hui. La canicule tabasse. C’est insupportable.
Vingt heures et la chaleur ne descend pas.

– Un jour, je te sucerai Carlos !
– Tu dis ça…
Je me marre comme un con. Je rentre dans son petit jeu.
Je lorgne dans le rétro. Elle me tire sa langue percée, elle dépose un petit sac de voyage. Aujourd’hui c’est « Friday Sexy Zone », elle débute son live sur Snapchat dans quelques minutes à peine, elle me rappelle.
Elle connecte son Samsung, sa batterie portable, son casque Bluetooth !
#pausexyfriday – c’est parti !

Message reçu aujourd’hui à 18 h 00

Voix d’une femme enjouée, assez jeune :

"Carlos ! C’est Clem, je suis en bas ! T’es où ?"

Message reçu aujourd’hui à 17 h 35

Voix tremblotante d’une femme, des hésitations :

"Mon amour… le cabinet médical vient de te laisser un message… Tu dois vraiment refaire ta prise de sang, la dernière n’est pas bonne. Tes plaquettes, tes globules blancs… (elle ne sait pas comment décrire, mais ce n’est pas bon) puis ils parlent de nouveaux examens, d’une chimiothérapie, ils disent que la tumeur est toujours là… Tu dois te reposer (Maria inspire profondément, renifle), fais attention à toi, fais attention… je t’aime."

Vous avez trois nouveaux messages.

Message reçu aujourd’hui à 16 h 54

Voix sèche de femme, elle est assez jeune. Elle brasse des papiers, le combiné du téléphone frotte contre un tissu rêche.

"Monsieur Brimero, c’est le cabinet médical, rue Mermoz… pour vous rappeler que vous avez rendez-vous pour un Petscan mardi prochain à 16 heures. Veuillez vous présenter à l’accueil une demi-heure avant, avec les résultats de votre dernière prise de sang. Votre rencontre avec le professeur Tar se fera dans la semaine qui suit afin de vous présenter le protocole de soin… Bonne journée."

Elle est vulgaire, cette fille, pas comme Clem !
Elle est puante de fric, de ce côté mal fagotés d’ouvrière passée un peu trop vite petite bourgeoise de province. Elle a loupé les étapes avant de passer dans la haute ! elle a loupé celle de l’élégance, de la démarche, des codes, comme on dit dans le jargon.

Quelques filles qui tournent sur certains coins de routes. Des putains ? elles tournent jusqu’à s’en cramer les ailes. Comme Clem…
Cette nuit, elle a failli claquer sur le pare-brise de la rue !
Clem comme un électron libre qui dévore le monde. S’en croit l’épicentre, alors qu’elle n’est qu’un épiphénomène. Un vulgaire outil de consommation volontaire. Une distraction, comme une friandise qu’on aime déguster rapidement, un plaisir coupable, une cochonnerie douce