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Critique de colimasson


Je jette le livre loin de moi, stupéfaite : ce qui m'a poussée à le lire ne serait donc rien de plus, rien de moins, que la volonté de me distinguer en tant qu'individu propre (mais également, on le verra, en tant qu'individu déterminée par son appartenance à un milieu social particulier) par ce qui ressemble à des choix volontaires ? Rien ne serait donc anodin, pas même la décision du prochain livre que l'on aura envie de faire passer entre ses mains ? Où l'on apprendra que le goût, en matière littéraire comme ailleurs, dépend : 1) de son capital économique ; 2) de son capital scolaire ; 3) de la trajectoire individuelle que l'on est en espoir de suivre ; 4) de la trajectoire collective du milieu social auquel on appartient ; mais aussi de nombreux autres déterminants dont il semble difficile de faire l'énumération exhaustive.


Ceci dit, ce qui précède constitue-t-il vraiment une découverte ? Lire la Distinction, avant de dire quoi que ce soit sur la nature du lecteur, révèle déjà les soupçons que ce dernier pouvait nourrir à l'égard de l'apparente gratuité de ce que chacun défend et revendique en tant que goûts. Prenons l'exemple de la littérature : aussi différents que puissent être les habitus à cet égard –entre la lecture honteuse de B. C. ou la prétention scientifisante des Bernard Werber, entre l'étude maniaque de la Critique de la raison pure ou l'exhibition à seule volonté décoratrice et éloquente du Monde comme volonté et comme représentation-, les différents lecteurs se retrouvent à travers ce dessein : se définir et parler de soi par le biais de ses choix culturels. En langage sociologique, écoutez donc quelle serait la traduction de ce goût bien nommé, que l'on croit si individuel et propre à soi-même :


« le goût, propension et aptitude à l'appropriation (matérielle et/ou symbolique) d'une classe déterminée d'objets ou de pratiques classés et classants, est la formule génératrice qui est au principe du style de vie, ensemble unitaire de préférences distinctives qui expriment, dans la logique spécifique de chacun des sous-espaces symboliques, mobilier, vêtement, langage ou hexis corporelle, la même intention expressive. »


Les choix culturels ne constituent donc pas l'unique référentiel mis en jeu dans le processus de la distinction, et c'est là où Pierre Bourdieu sait rendre son analyse complète, élaborée et stimulante. Nous ne cessons jamais de nous exprimer par le fait même que nous vivons, et tout mode de vie –qu'il soit totalement subi ou entièrement choisi- commence déjà à nous définir sur les échelles sociale et économique.


« L'effet du mode d'acquisition n'est jamais aussi marqué que dans les choix les plus ordinaires de l'existence quotidienne, comme le mobilier, le vêtement ou la cuisine, qui sont particulièrement révélateurs des dispositions profondes et anciennes parce que, situés hors du champ d'intervention de l'institution scolaire, ils doivent être affrontés […] en dehors de toute prescription ou proscription expresses […].»


En basant son étude sur des questionnaires culturels pertinents au moment de sa publication, dans les années 70, Pierre Bourdieu prend évidement le risque de limiter sa crédibilité à la seule décennie observée ; et s'il est vrai que certaines analyses semblent aujourd'hui dépassées, car encore trop profondément ancrées dans un contexte de classes sociales et économiques strictement distinctes, les références parfois obsolètes prises en considération dans ses questionnaires ne sont que des exemples emprunts à des catégories générales valables à chaque époque : art « difficile » contre art « facile », culture « populaire » contre culture «savante » ou avant-garde contre classicisme. Quelles que soient les références dont s'emparent les sujets comme prétexte à l'affirmation de l'identité sociale, les décennies passent mais les processus restent :


« Alors que l'ancien système tendait à produire des identités sociales bien découpées, laissant peu de place à l'onirisme social, mais aussi confortables et sécurisantes dans le renoncement même qu'elles exigeaient sans concessions, l'espèce d'instabilité structurale de la représentation de l'identité sociale et des aspirations qui s'y trouvent légitimement incluses tend à renvoyer les agents, par un mouvement qui n'a rien de personnel, du terrain de la crise et de la critique sociales au terrain de la critique et de la crise personnelles. »


La question du goût « inné », « acquis », que l'on ne « discute pas » devient, entre les pages de la Distinction, un objet mouvant difficile à cerner. L'acharnement de Bourdieu à en explorer tous les germes et incidences est grandiose, tant par la forme que par le fond. Dans la forme, le sociologue ne laisse rien au hasard et opte pour l'ascétisme et la rigueur du discours. Exemples et preuves à l'appui, il étaye ses considérations aussi largement que nécessaire, prenant à chaque fois une distance que l'on retrouve rarement chez ses pairs quant à la méthode sociologique. Les résultats de ses recueils de données sont ainsi interprétables à plusieurs niveaux : quant à ce qu'ils traduisent de l'image que les personnes interrogées ont cherché à refléter, et quant à ce qu'ils supposent de préjugés ou d'idées préconçues chez les chercheurs en sociologie.


« […] en imposant à tous, uniformément, des problèmes qui ne se posent qu'à quelques-uns, par une procédure aussi irréprochable que l'administration d'un questionnaire à réponses préformées à un échantillon représentatif, on a toutes les chances de produire de toutes pièces un simple artefact en faisant exister des opinions qui ne préexistaient pas à l'interrogation et qui ne se seraient pas exprimées autrement ou qui, exprimées autrement, c'est-à-dire par l'intermédiaire de porte-parole attitrés, auraient été toutes différentes […]. »


Dans le fond, Pierre Bourdieu nous entraîne également plus loin que prévu : le chemin emprunté par le goût individuel croise la route de la démographie, de l'économie ou du politique, renforçant cette idée que rien, dans les faits, gestes et pensées de l'individu, n'est gratuit ni provoqué par le hasard. Bien qu'il faille s'accrocher pour suivre les développements parfois complexes des analyses de Pierre Bourdieu, celui-ci tente toujours de se rendre le plus accessible possible en usant d'un vocabulaire clair et en multipliant les exemples révélateurs. Entre volonté de se rendre compréhensible et complexité du traitement d'un thème en apparence simpliste, il est simplement dommage que Pierre Bourdieu n'ait pas procédé à cette auto-analyse, qu'on imagine pourtant stimulante, qui aurait eu pour effet de chercher à comprendre quelle volonté de distinction entre en jeu dans l'écriture d'un essai forcément peu anodin…
Lien : http://colimasson.over-blog...
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