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Critique de Creisifiction


Maître incontestable du récit de voyage, considéré comme un « saint patron » par la nouvelle génération d'écrivains voyageurs de langue française, Nicolas Bouvier fait aujourd'hui partie des grands classiques du XXème siècle du genre, ou faudrait-il plutôt dire, de ce mélange de genres que constitue le courant littéraire du travel writing.
Sous le titre de CHRONIQUE JAPONAISE, l'auteur regroupe ici différents textes composés au long de ses nombreux séjours au pays du Soleil-Levant, entre 1955 et 1970. D'emblée, le recueil peut paraître assez hybride dans sa forme: chroniques éparses, datées mais présentées néanmoins sans aucun souci particulier de classement chronologique et linéaire, quelques chapitres «taillant à grands coups dans la cosmogonie japonaise» et survolant histoire de la culture nippone depuis ses origines jusqu'au XXème siècle, extraits de journaux intimes, poèmes s'y succèdent et s'intercalent, donnant ainsi à l'ensemble l'aspect d'un collage, à première vue, donc, hétéroclite.
Tracés d'un plume légère, aux reflets irisés, impressionnistes, manifestant parfois une pointe de cette frugalité qui habite aussi l'esprit japonais, par moments délibérément elliptique, « émiettée » selon le mot de l'auteur lui-même, on ne retrouve aucun mouvement volontaire d'approche cumulative ou didactique de ces souvenirs de voyage japonais, y compris même dans les chapitres que l'auteur aura dédiés à l'histoire du pays. Aucune tentative non plus de traduction intellectualisée ou de systématisation interprétative face à une des cultures pourtant les plus codifiées, perfectionnistes et esthétisantes de la planète.
Poète de l'instant par excellence, l'auteur considère par ailleurs que «les plaisirs simples sont les meilleurs». Wanderer dans l'âme, c'est en chemineau errant au gré du vent, se laissant guider essentiellement par l'intuition, son imagination et ses envies du moment, qu'il aura le sentiment de vivre pleinement et de partager le meilleur de sa pensée et de sa sensibilité personnelles avec son lecteur. S'étant par exemple retrouvé un petit matin dans une gare routière à Hataka, et ayant aperçu derrière son comptoir un limonadier suivant du doigt, avec la marchande de sorbets voisine, tous les deux «transportés, absents», la partition d'un récitatif de théâtre No qu'un lecteur de cassettes audio braillait en même temps haut et fort dans le vacarme général, il écrira: « C'est dans la mesure où elle est spontanée et «plaisir de l'instant», que cette culture japonaise que nous cherchons à emmailloter dans le discours ou l'explication, est si impressionnante. On était ce matin-là bien loin des pâmoisons érudites qui la tuent.»
C'est donc en routard dépouillé de bagages, de guides de voyages ou d'attentes particulières, attrapant les idées «sans faire exprès», les écrivant sur des bouts de papier souvent égarés «dans la couture des poches», que Nicolas Bouvier semble chercher sa voie. Y compris, aux risques et périls d'être déçu ou imprévoyant, ce qu'il paraît accepter tout aussi bien et en toute sérénité, comme faisant juste partie des choses. C'est ainsi, par exemple, qu'on le voit se lancer, sans trop se poser de questions, en scandant poétiquement « la mer...la mer», sur un trajet de vingt kilomètres à pied pour regagner Noboribetsu par une plage déserte, à la tombée de la nuit, parcours erratique durant lequel, obligé de traverser un chenal reliant la mer à la lagune, il faillit «rejoindre l'armée de fantômes qui hantent le détroit de Tsugaru ». Aussi, est-il visiblement plus à l'aise et davantage épanoui, seul passager dans un bus arrivé à son terminus dans un coin perdu de l'île d'Hokkaido, qu'en pénétrant dans la baie de Matsushima, un des «Trois Paysages» du Japon où, tombé sur «des longues files de touristes» attendant qu'on vienne «les conduire au paysage comme des enfants qu'on mène à la toilette», il se verra contraint d'attendre l'aube, le lendemain, afin d'y retourner «une demi-heure au moins entre le premier soleil et le premier train de Sendaï, où l'on peut encore aller la voir sur la pointe des pieds», et de pouvoir enfin s'extasier comme le moine-poète Basho en s'écriant comme il le fit : «Matsushima yah!».
Un autre poète, moins connu et Sud-Américain cette fois-ci, Mário Quintana, disait, lui, avoir toujours détesté de voyager ; ne s'étant quasiment jamais éloigné de sa ville d'origine, il définissait les voyages comme une vaine tentative de «changer le décor à sa propre solitude». N'est-ce pas, pourtant, me suis-je paradoxalement demandé après la lecture de CHRONIQUE JAPONAISE, ce que chercherait au fond Nicolas Bouvier, ainsi que la plupart de ses héritiers actuels, écrivains voyageurs de plus en plus nombreux, au point de constituer un véritable courant littéraire à part? Pourquoi voyagent-ils en définitf ? Que cherchent-ils à l'autre bout du monde, quelquefois aux antipodes mêmes de leur «décor» d'origine ? Sylvain Tesson, par exemple, figure de proue du genre en France, confiait ne pas voyager pour aller à la «rencontre de l'autre», une absurdité, d'après lui, en tant qu'objectif, au même titre que «visiter des monuments» ou «goûter la cuisine locale».
En partant à l'autre bout du monde, que chercherait-on d'autre, en fin de compte, sinon soi-même ?
Ce paradoxe apparent, j'ose imaginer, ne déplairait certainement pas à Nicolas Bouvier. A l'image de ces koans inextricables du Zen japonais, si appréciés par l'auteur de CHRONIQUE JAPONAISE, cela pourrait, de mon point de vue, seoir parfaitement à l'esprit vif, si souvent intranquille et, en filigrane, mélancolique que j'ai perçu chez ce grand écrivain voyageur.
Ainsi, répondant à sa femme Eliane, rentrée en Europe, et qui l'avait exhorté dans une lettre qui lui était adressée «Regarde bien Kyoto pour moi, j'en ai l'ennui», écrira-t-il :
«Maintenant que tout ce qui te pesait ici, que la légère odeur de deuil qui flotte parmi tant d'autres est tenue à distance, tu tires du vivier de ta mémoire les images qui te plaisent et tu les enlumines patiemment en levant parfois les yeux sur les prés verts d'Europe. Et c'est ainsi que les livres s'écrivent. J'aurai moi aussi bientôt l'ennui de cette ville, parce qu'elle est unique, admirable...et que j'y ai vécu.»
A bord du paquebot qui le ramenait en Europe de son voyage en Orient, le poète Alvaro de Campos, hétéronyme de Pessoa, noyé dans les fumées d'opium, s'exclamerait à son tour : «Pourquoi suis-je allé visiter l'Inde qu'il y a, s'il n'y a d'autre Inde sinon l'âme en moi ?»
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