Quand un enfant mâle naissait dans la famille , on ne disait pas :"Comme il ressemble à son papa ou à sa maman!" On disait: "Regardez ce joli nez! Il a déjà un profil de juge."
Les limites du macabre sont repoussées pour un étudiant en médecine dès sa première année d'études. Il s'habitue à voir des morts. Il ne réagit plus à la vue d'un bras coupé ou au fait de tenir un coeur humain entre ses mains. Il peut rester devant une table de dissection, penché sur un vagin éclaté ou un ganglion lymphatique. Le macabre devient son lot quotidien.
A Theresienstadt c'est la même chose. La promiscuité, la misère, les rêves perdus et le désespoir constituent des tableaux macabres que je n'aurais jamais cru regarder dans une vie comme la mienne. Pendant les premières semaines, j'ai l'impression d'être devenu un personnage dans une réprésentation de l'enfer peinte par Jérôme Bosch. Mais les jours passent, et peu à peu les teintes du grotesque se fanent. Theresienstadt devient la norme. Un quotidien avec sa routine, ses repères, ses schémas, son indifférence. (p. 70)
Je suis de nouveau au bord de la mer. Tout est exactement comme je me le rappelle. L’océan et la plage, le soleil et la grande maison en rondins noircis au goudron avec sa longue véranda ; je me souviens de tout dans les moindres détails. L’escalier qui mène à la galerie, et sa rampe étroite. La troisième marche qui grince quand on descend vers la grève. La digue de pierres polies par les marées sur lesquelles je me suis blessé en tombant à la fin de l’été 1924. Les rochers sont comme dans mon souvenir. Le sable, le sable chauffé par le soleil et qui va de la digue jusqu’au rivage. Les oiseaux de mer aux pattes raides et aux becs allongés, qui picorent dans les congères d’algues échouées. Les vagues qui lèchent le rivage, s’étirent, essayant en vain d’atteindre les oiseaux, puis refluent, déçues, et meurent sous la lame suivante. Je n’ai rien oublié. Je suis revenu sur cette plage d’hier, et je cours, heureux bondissant au-dessus des goémons. Je me jette à l’eau, les embruns me giflent de leurs gouttelettes glacées. Je nage, je nage, le plus loin possible, au-delà de la troisième lagune où mon père m’interdit d’aller, et me laisse tomber dans l’océan froid et salé. Il m’embrasse, m’immerge dans son astringente verdure. Je nage, je plonge dans sa froidure, frotte mon ventre contre son fond sablonneux, traverse les rais de lumière oblique, brasse jusqu’à ce que mes poumons crient grâce et m’obligent à remonter. J’explose le miroir de la surface où se reflète le soleil. Le sel me brûle les yeux, je les ferme et jouis de la chaleur de l’air sur ma poitrine. Je suis là, les yeux fermés, et autour de moi je sens l’océan et le soleil et l’écume des brisants et les vagues qui me font osciller d’avant en arrière, d’arrière en avant.
Quand je m’éveille, l’océan n’est plus là. Le fracas que j’entends est celui des roues du train à bestiaux, le flux et le reflux du wagon qui grince et tangue. Chaque embranchement des rails se répercute à travers les lattes du plancher et martèle ma colonne vertébrale.
Je suis surpris de voir à quel point les SS tiennent à leurs putains et combien ils les adorent. Ils les traitent exactement comme ils doivent traiter leur propre femme en Allemagne. (p. 221)
Dans le ghetto, personne n'a le droit de se laver plus d'une fois par mois. Nous faisons toujours une queue interminable pour avoir le droit de rester quelques secondes sous le jet. (p. 207)
Avez-vous déjà aimé ?
- Oui.
- Alors, vous connaissez la solitude.
Un dimanche à la fin du mois de janvier, je reçois la convocation. Je suis arrivé tard ce matin-là, les infirmiers ont déjà commencé leurs soins. Bruch a fini de consigner les décès de la nuit, les femmes de ménage jettent de l'eau sur les dalles.
La maison est pleine de gens. Apparemment quelqu’un a organisé un petit concert, car à travers les fenêtres du premier étage, je vois le violoniste debout et un public assis autour de lui. Je reste là et j’écoute. D’autres personnes viennent me rejoindre pour écouter le violoniste. Quand il lève son archet et que la dernière note s’évanouit le silence est total. Personne n’applaudit. Tout le monde attend un nouveau morceau. Une femme d’une soixantaine d’années qui était assise derrière le violoniste, se met debout , se met debout à côté de lui. Le violoniste pose à nouveau son archet sur les cordes et entame un morceau son archet sur les cordes et entame un morceau lent et triste. La femme a une voix grave. Un homme à côté de moi se penche et me dit à l’oreille en désignant la femme d’un geste du menton
- C’est la plus grande.Quand elle était jeune, elle chantait pour l’empereur .
-Qu’est-ce qu’elle interprète?
Une pièce de Gustav Mahler. Kindertotenlieder, les chants sur la mort des enfants.
La voix grave de la cantatrice fait exploser la petite pièce, traverse murs et boiseries, envahit toute la maison, s’échappe dans Seestrasse et se répand dans le ghetto tout entier.
Oft denk’ ich sie sind nur ausgegangen !
Bald werden sie wieder nach Hause gelangen !
Der Tag ist shcön, o sei nicht bang !
Sie machen nur einen weitern Gang !
Souvent, je me dis qu’ils sont juste sortis!
Qu’ils vont bientôt rentrer à la maison !
Il fait beau, Ne t’en fais pas !
Ils font juste un grand tour !
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Un matin, l'air est plein de gros flocons. Theresienstadt s'est transformée en l'espace d'une nuit en un paysage immaculé. Les toits sont blancs. Les rues sont blanches. Une couverture blanche a été jetée sur le ghetto et en a fait disparaitre la boue et la saleté..
- (...) C'est si différent maintenant. Il paraît qu'ils vont construire des bibliothèques et des jardins d'enfants et des cafés dans lesquels on jouera du jazz. Et aussi des terrains de football.
- Comme s'ils voulaient faire de Theresienstadt une vraie ville.
- Oui, c'est ça, une fausse-vraie ville.
- Aves des cafés imaginaires et des crèches imaginaires et des terrains de football imaginaires. (p. 205)