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Critique de karmax211


Cabu, jeune dessinateur surdoué, a vingt-neuf ans lorsqu'en ce début d'année 1967 il lit le livre de Claude Lévy et Paul Tillard - La Grande Rafle du Vel d'Hiv -, "un livre qui fait parler de lui et à paraître le 5 mai chez Robert Laffont... Dès le 20 février, L'Express donne le ton : " Pour la première fois depuis la Libération, les responsables du génocide, du plus petit jusqu'au plus grand, seront nommément mis en accusation."
La lecture du livre bouleverse Cabu.
Le Nouveau Candide, magazine de droite un tantinet racoleur a acquis l'exclusivité de la publication-présentation de ce "récit caché aux Français pendant vingt-cinq ans".
Le 24 avril " la première livraison s'ouvre sur un dessin puissant représentant un bus parisien chargé de victimes. Il est de la main d'un jeune dessinateur, Jean Cabu, dit Cabu.
Quinze dessins au total, répartis dans quatre numéros du Candide vont être publiés jusqu'au 15 mai 1967."
C'est cet album des dessins de Cabu paru chez Tallandier et préfacé par Véronique Cabu, son épouse, préfacé et commenté par l'historien Laurent Joly que j'ai le privilège d'avoir entre les mains.
Quelle(s) émotion(s) suscitent ces dessins que l'on peut regarder à l'envi !... car un bref coup d'oeil serait une insulte au talent de Cabu, à ses oeuvres et au thème traité... de même que serait une nonchalance ou une négligence le fait de ne les regarder qu'une seule fois.
Pour chaque "dessin" ( ce sont davantage que des dessins ) il faut se donner le temps, s'imprégner de l'atmosphère, du graphisme, détailler chacun des éléments constitutifs de l'oeuvre : une attitude, un regard ( surtout les regards !), le mouvement, le décor, les vêtements, les objets, le contraste entre le clair et l'obscur etc etc...
Entre le 16 et le 17 juillet 1942, la police française pour "complaire" aux nazis rafla 12 884 Juifs dont 4000 enfants. La plupart de ces malheureux transitèrent entre le Vélodrome d'Hiver, Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, avant d'être envoyés dans des wagons à bestiaux à Auschwitz où la plupart d'entre eux furent exterminés.
C'est cette rafle, cette complicité génocidaire de la police et de l'État français incarné par Pétain, Laval, Bousquet, Amédée Bussière, Hennequin, , Jean François, Jean Leguay, Louis Darquier de Pellepoix et autres que Cabu restitue à travers ces dessins coups de poings, coups au coeur, coups à lâme et à la conscience.

-Le premier dessin qui introduit l'album a pour titre - Les équipes d'arrestation -
Il a pour décor une rue entourée d'immeubles, un camion en arrière-plan, et sur le devant de la scène, on voit s'avancer de dos cinq sinistres silhouettes dont les ombres funestes se profilent sur le bitume et vont au-devant d'un Juif portant étoile... Juif qui va être raflé par l'équipe d'arrestation. le dessin fourmille de détails ( une femme au deuxième étage d'un magasin de tissus qui observe la scène, dissimulée derrière le rideau de sa fenêtre...) que vous découvrirez au fur et à mesure que vous prendrez possession de ce dessin... comme des autres...

Le second s'intitule - Aux portes des victimes -.
D'une très grande force, il montre un toit et un vasistas.
Sur le toit s'enfuient un père tirant par le bras sa fille, la mère portant un enfant. À travers le vasistas, toute proche, une équipe d'arrestation constituée de trois hommes, dont un garde mobile avec un fusil, et un homme en uniforme, botté qui tambourine à la porte des fuyards.
Les personnages, le contraste entre les lumières et les zones assombries sont saisissants.

Le troisième, - Les raflés sous escorte policière -
est un angle de rues en vue plongeante. Un groupe de Juifs raflés se rejoignent devant la façade d'une boulangerie. Ils emportent avec eux leurs quelques biens les plus précieux", encadrés par des gardiens de la paix en uniformes et des policiers en civil. Une des forces de ce dessin est le soin méticuleux qu'a pris Cabu à donner à chaque visage une expressivité. Tous portent une étoile à l'exception de la petite fille au premier plan qui tient d'une main celle de sa maman, de l'autre qui porte un sac ou une peluche... quoi qu'il en soit, il est difficile de trop s'attarder sur ce dessin... les yeux se mouillent vite...

Le quatrième - La petite fille - sert de couverture à l'album... il est facile de comprendre pourquoi. Lorsque vous lirez l'histoire qui a donné naissance à ce dessin à la puissance esthétique et émotionnelle exceptionnelle, votre émotion en sera a minima décuplée. Un dessin coup au coeur !!!

Le cinquième - La rumeur de la mère suicidée avec ses enfants -
C'est un dessin qui trouve son origine dans ce qui a été rapporté dans un premier temps sur les suicides par défenestration des Juifs que l'on venait rafler, puis corrigé par les historiens. Il n'en reste pas moins qu'il y a bien eu une madame Chawa Cynober, mère de quatre enfants, qui a tenté de se donner la mort en ouvrant le gaz de sa cuisinière. Son geste a sauvé ses enfants. Cette mère, après avoir été ranimée a été inculpée par un juge pour tentative d'homicide sur ses enfants. Envoyée à Drancy, elle a été déportée à Auschwitz le 14 septembre 1942 pour y être assassinée. le dessin de Cabu rapporte bien le désespoir de ces mères.

Le sixième - Les centres de rassemblement -
montre un groupe de Juifs raflés, résignés,, entassés sur un banc. En arrière- plan, le visage à demi dissimulé du fonctionnaire de police chargé de la partie administrative liée à ces raflés. Au dessus-de lui, un portrait du maréchal Pétain veille...
Sur le côté gauche la silhouette massive d'un gardien de la paix, mains dans le dos et énorme matraque à son flanc droit.
Ces centres servaient de lieux d'identification et d'enregistrement avant de diriger les Juifs vers le Vel d'Hiv ou Drancy.
Il y avait au moins un centre par arrondissement.
Un dessin très expressif et explicite.

Le septième est - L'autobus -, un des plus connus et pour cause !
On y voit, à l'intérieur d'un autobus de la STCRP ( ancêtre de la RATP... se rapporter au livre de Jean-Marie Dubois et Malka Marcovich - les bus de la honte - que j'ai chroniqué ici-même ) des juis raflés, entassés dans le véhicule. Sur la plateforme arrière un homme armé et en uniforme, sur le garde-boue de la roue avant-droite un gardien de la paix en uniforme, le pied gauche en appui sur ou contre la portière dudit bus.
"Chaque visage semble exprimer un sentiment propre, de résignation, d'effroi, d'abattement, de perplexité..." Un dessin magistral !

Le huitième - L'enfer du Vel d'Hiv -
Un dessin à couper le souffle. Un dessin sur lequel vous pourrez passer des heures tant Cabu s'est attaché à faire vivre une foule de détails qu'on en finit pas de découvrir.
C'est l'intérieur du Vel d'Hiv où ont été parqués les malheureuses victimes, dans des conditions inhumaines. Les internés n'avaient pas accès au terre-plein central réservé à la Croix-Rouge et aux brancards... il n'empêche que Cabu s'était rendu au Vélodrome d'Hiver lorsqu'il avait quinze ans... Sa mémoire visuelle était excellente et la restitution qu'en fait son coeur est bouleversante.

Le neuvième - Sur la piste -
Un gendarme, de dos, parade seul sur la piste tandis que les internés sont entassés autour dans les gradins.
Souci du détail, comme pour chaque dessin. Détails qu'il faut recenser pour s'en imprégner. La silhouette du flic suscite un sentiment de colère... rétrospectivement impuissante...

Le dixième - L'enfant qui court -
Une scène qui restitue à travers la course-poursuite sur la piste d'un gendarme chargé d'empêcher les enfants d'aller jouer sur le terre-plein central.
Minutie des nombreux détails dans les gradins.
Un dessin qui raconte "le contraste que font les jeux d'enfants sur la piste avec l'angoisse des parents."Percutant !

Le onzième - L'épicerie en face du Vel d'Hiv - est un des dessins parmi les plus forts et les plus touchants.
Il a pour origine l'histoire vraie de Lazare Pytkowicz, 14 ans.
Au Vel d'Hiv, ce jeune Juif raflé avec ses parents et sa soeur, convainc ces derniers de le laisser tenter sa chance : il est persuadé de pouvoir s'évader.
Il descend les gradins, découd son étoile et attend le bon moment.
En face du vélodrome se trouve une épicerie. Plusieurs mères qui n'ont rien depuis le matin pour nourrir leurs enfants, s'en rendent compte, se massent devant l'entrée et protestent bruyamment. Les gardes chargés de la surveillance du Vel d'Hiv refusent de les laisser sortir, menacent de sévir. Mais ils sont fébriles, peut-être taraudés par la mauvaise conscience, et finissent par céder sous la pression. Les femmes se précipitent dans le magasin pour acheter du lait ou de l'eau en bouteille. Débordés, les gendarmes laissent faire. Cabu parvient à transcrire le désarroi agacé de ces agents qui, on le voit, n'ont pas eu le coeur de pointer leurs armes sur les malheureuses. Lazare de son côté a pu s'échapper..."

Le douzième - Marjem Lichtsztejn et sa fille Sarah -
a pour décor le métro aérien, derrière un pilier duquel la mère de Sarah, qui a pu s'échapper du Vel d'Hiv avec sa fille, se retrouve dehors, à l'air libre, soulagée et apeurée.
Moment que retranscrit avec force Cabu.

Le treizième - Deux clandestines à Paris -
est la suite du précédent. Sarah et sa mère sont à l'intérieur d'un wagon de première classe du métro. Elles ont enlevé leurs étoiles. Elles sont entourées d'un voyageur assis et de deux Allemands, un soldat et un officier en uniformes. Dehors, on aperçoit la rafle qui se poursuit. Intensité...

Le quatorzième - L'évacuation du Vel d'Hiv : de la gare d'Austerlitz vers les camps du Loiret ( 19-22 juillet 1942 ). Un des "meilleurs" dessins parmi les chefs-d'oeuvre de Cabu.
À la gare d'Austerlitz, les juifs victimes de la rafle sont entassés dans des wagons à bestiaux. Sur les quais une foule dense, des gardiens de la paix, sur les passerelles des sentinelles allemandes armées jusqu'aux dents. de l'autre côté du quai un agent de la SNCF, "isolé et impassible" consulte sa montre, davantage préoccupé à veiller à la ponctualité des trains qu'au drame qui se déroule sous ses yeux qui ne veulent pas voir.
Un dessin à "décortiquer"... Tous les détails sont remarquables de vie et d'authenticité.

Le quinzième - le convoi parti de Drancy, le 19 juillet 1942 -. Un moment et un dessin bouleversants.
Les "déportables" quittent Drancy.
À ce "troupeau" qu'on envoie à la mort, des internées lancent par les fenêtres leurs rations de pains.
L'expressivité des regards, des gestes des malheureux est glaçante.
Celle des flics français... affligeante !

Le seizième ( il y en avait quinze à l'origine, un seizième a été rajouté...) - le convoi des femmes : Pithiviers, le 3 août 1942 -
Dans un wagon à bestiaux, des femmes sont entassées. de dos un garde mobile français dont on ne voit que le col, la nuque et le casque. de côté un soldat allemand en train de refermer la porte du wagon sur l'Enfer.
Chaque femme dit tout de l'horreur qu'elle est en train de vivre...

L'album se clot sur une planche de Cabu pour Charlie Hebdo le 26 avril 1971,
On y voit sur trois dessins la silhouette sinistre de Philippe Clay chantant – Mes universités – sur trois des dessins de l'album,
- Mes universités -, pour ceux qui n'étaient pas nés, est une chanson réac que je connais par coeur,,, mon père avait acheté le disque et nous le passait en boucle...
- "Mes universités,
C'était pas Jussieu, c'était pas Censier, c'était pas Nanterre
Mes universités
C'était le pavé, le pavé d'Paris, le Paris d'la guerre
On parlait peu d'marxisme
Encore moins d'maoïsme
Le seul système, c'était le système D
D comme débrouille-toi
D comme démerde-toi
Pour trouver d'quoi
Bouffer et t'réchauffer
Mes universités
C'était pas la peine d'être bachelier
Pour pouvoir y entrer
Mes universités
T'avais pas d'diplômes
Mais t'étais un homme
Quand tu en sortais
Nous quand on contestait
C'était contre les casqués
Qui défilaient sur nos Champs-Elysées
Quand on écoutait Londres
Dans nos planques sur les ondes
C'était pas les Beatles qui nous parlaient
Mes universités
C'était pas Jussieu, c'était pas Censier, c'était pas Nanterre
Mes universités
C'était le pavé, le pavé d'Paris, le Paris d'la guerre
Pourtant on tenait l'coup
Bien des fois entre nous
On rigolait comme avant ou après
Mais quand ça tournait mal
Fallait garder l'moral
Car y avait pas de came pour oublier
Mes universités
C'était mes vingt ans pas toujours marrants
Mais c'était l'bon temps
Mes universités
Si j'en ai bavé je m'f'rais pas prier
Pour y retourner
Bien sûr l'monde a changé
Tout ça c'est du passé
Mais ce passé faut pas vous étonner
Il est tellement présent
Qu'on n'comprend plus maint'nant
C'qui n'tourne pas rond dans vos universités"

Il y avait encore un long chemin à parcourir - cette chanson le montre - avant que le 16 juillet 1995, sur les lieux de l'ancien vélodrome, Jacques chirac reconnaisse la tache dont nous portons la responsabilité :
- "Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français. La France, patrie des Lumières et des Droits de l'homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à ses bourreaux."

Étrange destin de celui de Cabu mort d'avoir vécu pour défendre cet idéal des Lumières, des Droits de l'homme dont la liberté est un pilier existentiel fondamental.
Pour garder la mémoire de tous ces Juifs trahis et livrés à leurs bourreaux. Pour garder la mémoire de Cabu, artiste génial, homme libre, être d'exception, il faut avoir ce magnifique album dans sa bibliothèque.








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