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Critique de berni_29


Le Premier Homme est un roman inachevé et pour cause, les cent quarante-quatre pages, griffonnées, annotées, de ce manuscrit se trouvaient au fond de la sacoche d'Albert Camus dans l'accident de voiture qui fut fatal à l'écrivain et à son éditeur Michel Gallimard un certain 4 janvier 1960. L'ironie cruelle de cette histoire nous révèle qu'Albert Camus venait de passer les fêtes de fin d'année en famille dans sa propriété de Lourmarin, dans le Vaucluse en compagnie de son éditeur, de l'épouse et de la fille de celui-ci. Albert Camus avait prévu de rentrer par le train, il avait d'ailleurs déjà acheté les billets. Mais finalement, il accepta la proposition de son éditeur d'effectuer le voyage dans sa voiture. Il faut lire la merveilleuse correspondance d'Albert Camus avec son amante Maria Casarès, et notamment cette ultime lettre de l'écrivain qui se réjouit de retrouver la comédienne à Paris après les fêtes de fin d'année...
Les choses inachevées recèlent parfois un goût amer, mais aussi une beauté étrange et sourde que seule l'imagination sait en révéler l'éclat.
Le Premier Homme est une esquisse, un prélude, le début de quelque chose qui représentait peut-être une oeuvre autobiographique colossale déguisée sous l'aspect d'un roman. Mais à quoi bon se répandre en regrets, ce récit sous la forme qu'il nous est offerte nous est là, existe et il faut apprécier la joie qu'il nous procure. L'inachèvement est peut-être la meilleure manière d'écrire une autobiographie... Autant désormais s'en saisir comme une oeuvre totale et aboutie.
Il m'attendait depuis longtemps et je ne sais pas pourquoi j'hésitais à le lire. Ou plutôt je vais vous l'avouer, je savais qu'il s'agissait d'un livre inachevé et je craignais d'être frustré en atteignant les dernières pages du texte, de rester là comme un voyageur abandonné au milieu d'un gué...
Mais son caractère inachevé fait aussi la puissance et le mystère de ce livre que je considère tout simplement comme beau.
Le Premier Homme est le récit d'une enfance en Algérie.
Le livre démarre par une scène de naissance digne de la nativité, celle de Jacques Cormery, alias Albert Camus, mais il ne connaîtra pas son père car six mois plus tard celui-ci sera fauché par un obus au front, durant la première guerre mondiale lors de la bataille de la Marne. Il décèdera quelques jours plus tard dans un hôpital de Saint-Brieuc, nous sommes en octobre 1914, la guerre vient à peine de commencer. La scène du livre qui m'a le plus touché se situe quarante ans plus tard, lorsque Jacques Cormery, à la demande sa mère restée en Algérie, se rend sur la tombe de son père à Saint-Brieuc, un père qu'il n'a pas connu, dont il n'a par conséquent aucun souvenir, d'ailleurs dans une famille taiseuse comme la sienne, on ne parlait pas de ceux qui n'étaient plus là. Quelle n'est pas son émotion lorsque, se penchant sur l'inscription de la tombe où il lit les dates « 1885 – 1914 », il prend conscience subitement qu'il est désormais plus âgé que son père. Cette émotion crée un séisme en lui. D'ailleurs cette prise de conscience soudaine, Jacque comprend qu'il a eu un père qui a existé, un père jeune, aimant, avec ses doutes, sa force de l'âge, une vie dont il ne sait rien... Dans le bateau qui le ramène à Alger, ce tréfonds assourdissant qui ne cesse de raisonner, est-ce le bruit des vagues contre la coque ? Ce chapitre est sans doute le passage fondateur de tout le récit, il est d'une charge émotionnelle foudroyante, peut-être un texte majeur de la littérature française qu'il faudrait lire et faire étudier dans toutes les écoles.
Le Premier Homme est un récit habité par des femmes qu'on ne peut oublier, c'est souvent le cas lorsque les hommes sont morts à la guerre ou bien en mer... Il y a la grand-mère une vraie tigresse qui tient la maison d'une main de fer, la mère silencieuse, absente. Elles ne savent ni lire ni écrire. Jacques Cormery s'éveillent dans ce monde où il apprivoisera les mots d'une toute autre manière que les premières femmes de sa vie.
À chaque page, il y a un élan, une tendresse, une nostalgie, qui viennent se fracasser sur l'inachèvement de ce livre et qui nous ramènent à nos propres vies et nos tentatives parfois vaines de les faire aboutir tant bien que mal vers quelque chose qui a du sens, quelque chose qui nous fait tenir debout. L'écriture y est limpide, solaire.
Tout part souvent de l'enfance. Est-ce un hasard si le destin de ce manuscrit, foudroyé contre un platane comme son auteur en pleine force de l'âge, ne dépasse pas les chapitres de l'adolescence ?
Tout est là déjà pourtant. Les thèmes de la mémoire, de la filiation, de la transmission...
Et puis il y a des scènes pittoresques, parfois cruelles comme lorsque l'oncle de Jacques éconduit sauvagement ce séduisant Antoine soupçonné de venir courtiser sa mère, parfois cocasses lorsque la grand-mère tente de récupérer avec sa longue main une pièce de deux sous que Jacques dit avoir perdu au fond du trou figurant les toilettes dans le couloir de l'immeuble, parce qu'un sou est un sou.
Et puis, comment ne pas songer à cette anecdote plus tragique qui lui sera révélée plus tard, lorsque le père de Jacques souhaita un jour assister à une exécution capitale en public sur une place d'Alger, où le condamné, un ouvrier agricole avait assassiné dans des conditions atroces toute une famille chez laquelle il travaillait. le père ne se remit jamais d'avoir assisté à cette exécution, vomissant de toutes ses tripes à son retour, gardant de ce traumatisme une tache indélébile en lui ; comment ne pas alors songer à ce qui déclencha peut-être l'acte d'engagement d'Albert Camus contre la peine de mort, quelque chose qui avait fait viscéralement mal à ce père qu'il n'avait pas connu.
C'est un livre d'une incroyable humanité.
Le Premier Homme reste et restera à jamais un livre à venir, comme parfois le sont nos vies inachevées. Dans sept mois, lorsque je me pencherai sur la tombe de mon père avec lequel je n'ai peut-être pas assez parlé, je prendrai à mon tour conscience que je suis désormais plus âgé que lui...
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