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Critique de zenzibar


S'émerveiller

il peut sembler décalé voire stupidement provocateur de s'abandonner à cet état d'esprit alors que le monde entier est plongé dans une terrible crise sanitaire, et que se profilent des crises économiques, sociales, environnementales, qui s'annoncent au moins aussi virulentes.

Mais précisément la lecture et l'appréhension de ce livre s'avèrent plus que jamais pertinents et bienfaisants et ce davantage encore que lors de sa sortie en 2017. Ce n'est pas la moindre de ses qualités.

L'auteure, Belinda Cannone, est une signature de qualité sur le terrain romanesque et avec des essais lumineux, comme son petit bijou « Petit éloge du désir ».

L'émerveillement est un puissant antidote, contre hier ce que l'on désignait par nihilisme et aujourd'hui l'enténèbrement, qui travaille les corps, les esprits les sociétés ; enténébrement qui n'a pas attendu l'apparition du coronavirus pour être à l'oeuvre.

« Et cependant dans ce risque d'enténebrement, il faut persister à évoquer l'émerveillement, car l'idée d'un bonheur ici et maintenant, le respect de chaque vie précaire, précieuse et susceptible d'accueillir les plaisirs, ceux-ci n'étant pas moins dignes que le travail et l'effort, sont précisément la marque d'une philosophie générale de l'existence qui distingue le monde que nous défendons.
Faire du bonheur et du plaisir, soutenus par le labeur et la construction, les buts de l'existence humaine, constitue une idée d'une force philosophique extraordinaire. C'est sous ces auspices que nous avons inventé les meilleures de nos valeurs. » (p. 25 et 26)

L'émerveillement n'est pas la béatitude et encore moins le recueillement simplet devant la crèche.

« S'émerveiller c'est d'abord saisir la présence des choses et des êtres. » (p. 85).

Etre disponible pour le kairos, l'instant opportun, disponibilité qui suppose aussi être dans un autre rapport au chronos, au temps, vivre dans une certaine lenteur.

L'émerveillement correspond à des ressorts intimes, au regard que l'on pose sur ces êtres, ces choses qui nous transportent. Il ne s'agit pas par conséquent d'éblouissement face à un « beau » spectacle, qui s'impose, comme ces belles concrétions minérales contemplées par l'auteure lors de la visite d'une grotte.

Et l'émerveillement doit être élu, et cette élection sera intime ; l'émerveillement par excellence est celui offert par l'Amour, le désir qui rendent l'être aimé(e), l'instant uniques. « Le désir général de vivre,comme celui plus aigu, d'aimer, est une réponse à l'enténébrement. » (p. 28)

Permettre la rencontre, permettre ce qu' André Breton qualifiait de hasard objectif :« Un hasard n'est souvent qu'une vigilance inconsciente .» (p.30), la vigilance poétique.

Ainsi l'émerveillement fonctionne dans le sens opposé à l'élévation platonicien du « Banquet » qui pose la solidarité entre la Beauté pure des corps, prédéfinie par des canons esthétiques, seuil d'entrée à la connaissance et la Beauté comme idéal.
Bélinda Cannone renverse le flux émotionnel, un peu dans l'esprit de Spinoza qui considère que c'est parce que je désire une chose qu'elle est bonne et ce n'est pas parce qu'elle est bonne que je la désire. C'est moi qui convoque la beauté telle que je la perçois intimement et qui vit l'épiphanie de l'instant, du lieu, de l'être sorti de l'ombre.

Dans cet esprit, pour Jung dans son magistral « L'âme et la vie », « La beauté ne réside pas dans les choses mais dans le sentiment que nous conférons aux choses. » (p. 136)

On peut aussi déceler des affinités plus contemporaines avec Cynthia Fleury (« Les irremplaçables ») et la regrettée Anne Dufourmentelle («Défense du secret »). Pour Cynthia Fleury, cultiver l'individuation est le salut avec la rencontre avec soi-même L'« imagino vera », l'imagination vraie, contre le « pressium doloris », le prix de la douleur, de l'entreprise de la désolation de notre société et ses pouvoirs aliénants. Anne Dufourmnatelle dénonçait aussi dans un passage que Bélinda Cannone aurait pu écrire, décrire, cet ère de « glaciation douce, » « d'anesthésie continuelle ». Résister à la terreur par le secret, l'émerveillement.

Un sentiment océanique…cet instant d'harmonie ouvrant sur le merveilleux.

Cette intensité océanique, l'auteure confie l'avoir rencontrée en trois lieux très privilégiés, dans les Alpes, dans le massif de l'Oisans, en Corse dans la vallée de la Restonica et en Egypte sur le Nil à Elephantine.

« Mon hypothèse-que l'émerveillement aurait pour horizon le sentiment océanique-tient compte du fait que , comme tout mouvement vers l‘horizon, l'émerveillement se manifeste sur le mode d e l'asymptote : tendant vers le sentiment océanique et ne l'atteignant jamais. » (p. 69) 

A un niveau très personnel j'ai été très réceptif à ces évocations de Belinda Cannone, sauf pour Elephantine, terra incognita.

L'Oisans, quelques souvenirs et autant dans cette vallée de la Restonica à une époque où on pouvait y dormir seul, avec le ciel étoilé comme toit et les flots joyeux et turbulents du torrent comme réveil. Intimidé, impressionné autant qu'émerveillé, tout près de l'éprouvante brèche du Capitello à franchir ; difficile de ne pas avoir ressenti des échos apparentés à ce sentiment océanique.

L'émerveillement ne se limite pas à l'intime naturaliste et Belinda Cannone met en lumière aussi des comportements émerveillants, comme Germaine Tillon fait preuve dans l'enfer de la déportation à Ravensbrück. Cette haute figure qui a puisé dans son écriture le moyen de survivre, écriture pour elle mais aussi pour ses camarades d'infortune avec cette création tragicomique hallucinante, le tout évidemment avec une prise de risques terrifiante.

Enfin, l'univers de la poésie chinoise est également convoqué, pas pour faire joli mais parce qu'il exprime par la beauté, la densité de ses mots, sans doute mieux que toute autre forme poétique littéraire, cet émerveillement « conducteur de réalité », de réalité révélatrice.

Laissez-vous émerveiller par l'écriture de Belinda Cannone, plus que jamais l'instant à saisir.
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