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Critique de HundredDreams


Les romans d'Edward Carey sont incroyables : totalement décalés, excentriques, originaux, sombres, ils rappellent à la fois l'univers gothique et sombre de Tim Burton, la trilogie de Gormenghast de Mervyn Peake, ainsi que les personnages de Charles Dickens.

Après avoir aimé « L'observatoire », je me suis intéressée à la trilogie atypique des Ferrailleurs qui projette les lecteurs en Grande-Bretagne, dans les années 1800, sous le règne de la reine Victoria.
Si ce monde est ancré dans l'ère victorienne, l'auteur incorpore des éléments fantastiques surprenants : chaque membre de la famille des Ferrayor est très fortement lié à un objet fétiche qu'il reçoit à sa naissance, un objet d'une puissance telle qu'il repousse « la Fièvre », maladie qui métamorphose les personnes en objets.

Même s'il s'agit d'un roman fantastique plein de charme dans un style Steampunk. J'ai eu l'impression que le monde fantaisiste et débridé d'Edward Carey était tangible. Je me suis sentie étrangement bien, de plus en plus harponnée au fur et à mesure que j'avançais dans ma lecture.

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Si le premier tome, se déroulait à l'intérieur de l'énigmatique château des Ferrailleurs, une famille puissante et bizarre ayant le monopole de tous les déchets de Londres, ce second volume se déplace à la périphérie de la capitale anglaise, devenue une immense poubelle à ciel ouvert. Nous sommes en 1876 dans « le Faubourg » de Forlichingham.

L'auteur nous offre une suite assez différente du premier tome dans lequel se dégageait une ambiance plutôt mystérieuse, encombrée de secrets, de non-dits, et de personnages fantasques et équivoques.
Dans ce second tome, la découverte de cet univers laisse la place à plus d'actions, de rebondissements et d'aventure. Les deux jeunes héros ont été séparés dans les dernières pages du premier tome de la saga, et le lecteur les suit alternativement, Lucy Pennant abandonnée dans la grande mer de déchets, Clod, le petit-fils de la famille Ferrayor, à l'intérieur du faubourg.

Je n'irai pas plus loin dans l'intrigue de ce tome pour laisser toute la découverte du très beau premier volume.

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Edward Carey a un véritable talent pour rendre réel un univers qui mixe l'époque victorienne et un monde fictif plutôt futuriste et dégoûtant dans lequel les hommes seraient submergés par leurs déchets.

Ce décor atypique fait d'objets du quotidien, usés, cassés, vieux, négligés, abandonnés, égarés, est un personnage à part entière. S'étant accumulés au fil du temps, ils forment une mer d'ordures sur le point de déborder. Je dois dire que cet océan me fascinait énormément dans le premier volume et j'avais donc vraiment envie d'en savoir plus.
Ici, c'est comme si l'auteur m'avait entendue et répondait à mes attentes en zoomant sur cette zone lugubre entre le château des Ferrailleurs et Londres. le Grand Dépotoir de la capitale, comme une fange immonde se mouvant, ondulant, se déchainant comme un océan en furie, se fracassant sur les murs d'enceinte du faubourg, m'apparait avoir une vie propre.

« L'endroit était saturé de bruits : ruissellements, gargouillements, et dans le tumulte des eaux des objets déferlaient, entraînés dans les sombres flots. On se serait cru à l'intérieur d'une baleine géante, en train de nager dans son côlon. »

Lucy s'y retrouve enfermée, désorientée, esseulée, déterminée à retrouver Clod. Elle tente de retrouver son chemin dans cette affreuse montagne d'immondices en mouvement. Cette jeune femme a un vrai rôle, elle n'est pas une potiche. Astucieuse, réfléchie, maline, c'est un personnage qui met de l'énergie dans le récit, je l'ai beaucoup aimé.
Mais dans ses profondeurs nauséabondes se cache une créature aussi effarante que singulière, Benordur. L'auteur laisse à son sujet quelques interrogations en suspens qui, j'espère, trouveront une réponse dans le dernier volume.

Pendant ce temps, Clod, loin de la sécurité toute relative du château qu'il n'a jamais quittée, tente de comprendre les mystères qui entourent sa famille. Avec lui, le lecteur découvre la banlieue de Londres, le faubourg surnommé la cité immonde, lieu crasseux, nauséabond, lugubre, insalubre et particulièrement dangereux. L'auteur instaure un sentiment d'oppression, d'étouffement et on se sent vite écraser, broyer entre deux monstres qui n'ont que faire des petites gens.

« Une fumée noire que je n'avais jamais vue à Filching envahissait le ciel. Elle faisait corps avec lui, d'une couleur immuable, comme si l'hiver et la nuit régnaient en permanence. Était-ce l'effet de mon imagination ? Les murs suintaient. L'air était moite. Oui, toute la cité exsudait, bien qu'il ne plût pas. Les rues étaient couvertes de boue et de déchets… »

D'autres nouveaux personnages apparaissent dans toute leur étrangeté pour parfaire cette atmosphère étranglée et sinistre : l'inquiétant Tailleur qui manie comme personne une paire de ciseaux, le sournois Mr Rawling, le maléfique Rippit Ferrayor.

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L'écriture, agréable, très visuelle, offre un magnifique contraste entre l'univers fascinant des objets et le monde lugubre, malpropre du Grand Dépotoir et du faubourg.
Edward Carey a cette capacité de jouer avec les nuances, alternant fantaisie et humour, mélancolie et laideur, oppression et assujettissement. Il aime à entrer dans les pensées et les sentiments de ses personnages aussi attachants que patibulaires et on se sent emporter dans le flux de l'intrigue.

« Je n'avais jamais pu désobéir à Grand-Maman, jamais de ma courte vie. Je me sentis alors dégringoler, tomber la tête la première dans mon enfance, dans un lieu que je préférerais de loin ne pas revoir. Je fis quelques pas. Comment faire autrement. Je me penchai et embrassai la joue arachnéenne de Grand-Maman. Je me sentis piégé dans une toile d'araignée, j'eus l'impression que les cheveux gris de ma grand-mère, ces poils, ces duvets de mouche, de papillon crépusculaire, ces cheveux d'araignée s'enroulaient autour de moi et m'enserraient dans de terrifiants noeuds de famille, d'amour, de corruption et de culpabilité, des noeuds à vous faire perdre votre âme. »

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Mais l'auteur a d'autres cordes à son arc pour nous faire pénétrer cette ambiance mystérieuse et glauque. En effet, l'auteur illustre son récit de très beaux dessins en noir et blanc, offrant ainsi un miroir visuel à son récit.

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Si l'auteur a un talent fou pour surprendre ses lecteurs et les guider dans un univers étrange, sordide tout en étant foncièrement fascinant, il nous nous amène à réfléchir aux conséquences environnementales de nos modes de consommation, de production et de notre culture du jetable.

J'aime les histoires qui font un pas de côté, cachant dans des récits imaginaires des messages importants. Dans cette histoire, l'auteur ajoute une dimension plus politique et sociale, sur l'injustice et à l'oppression, l'ignorance et la misère, l'intolérance et l'exclusion.
L'auteur nous fait également réfléchir à notre condition humaine, à notre pouvoir de nuisance des hommes, mais aussi au courage, à notre capacité à relever des défis par la voix collective.

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Pour conclure, magnifiquement écrit et pensé, l'auteur anglais su déployer tout son talent d'écrivain et de dessinateur pour nous proposer une lecture addictive et plaisante qui révèle beaucoup de secrets sur le monde des Ferrailleurs, mais laisse toutefois quelques questions en suspens, sûrement pour relancer l'intérêt du lecteur et l'inciter à lire sans tarder le troisième et dernier volume de cette belle saga.
Un très bon roman de transition.
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