«
La colère d'Izanagi » s'ouvre sur une photographie de Tokyo la nuit. Comme pour d'autres villes très cosmopolites, vivant de jour comme de nuit, « Tokyo souffrait d'insomnie chronique ». Dans ces villes qui ne dorment jamais, la nuit peut être le témoin d'évènements qui sortent de l'ordinaire. Malgré la fourmilière dans laquelle évoluent bon nombre d'hommes et de femmes, certains cherchent un calme rare et l'apprécient avant de rentrer chez eux. C'est le cas de Noémie Legrand, qui, comme presque tous les soirs, vient gravir ce qu'elle appelle son phare : l'observatoire supérieur de la Tokyo Skytree. Alors que la majorité des Tokyoïtes profite de l'obscurité pour s'affranchir « du cadran rigide de la société nipponne » en allant engloutir mets et bière, Noémie cherche la tranquillité. Ce sera pour un autre soir, car cette nuit-là, en contrebas, des couches de fumée s'échappent de la Velvet Tower. Ce qu'elle y contemple alors, fait penser à cette scène terrifiante diffusée sur tous les écrans du monde, au moment de la chute des Twin Towers le 11 septembre 2001 : le building qui vomit ses occupants, des bombes humaines tombées du ciel, des os qui craquent et explosent, des gens brûlés vifs. Une scène d'entrée atomisante.
C'est grâce ou à cause de cet évènement que Noémie et Hayato Ishida vont se rencontrer et devoir travailler ensemble dans une nouvelle unité. « J'ai souhaité la création d'une cellule d'investigation spéciale avec un objectif clair : m'assurer que les affaires les plus délicates, médiatiques ou risquées soient traitées par nos meilleurs agents ». Ensemble, ils devront résoudre l'incendie de la Velvet Tower.
Dans «
La colère d'Izanagi », Hayato est un ancien capitaine de la police criminelle. Signe distinctif, un odorat surdéveloppé appelé hyperosmie qui lui permet même de « caractériser les personnes en fonction de leur odeur. » Hayato voit « autrement qu'avec les yeux ». Il est également doté d'un appétit à toute épreuve, l'occasion pour
Cyril Carrère de nous allécher avec tous les plats dévorés par ce passionné de nourriture. En sus de cette hyperosmie, Hayato a aussi été diagnostiqué HPI. Il a un haut sens de la justice, n'aime pas beaucoup les gens et préfère travailler en solo et les autres le lui rendent bien.
Noémie est maman d'une petite fille qu'elle voit très peu, tant elle est passionnée et investie dans son travail : enquêtrice au sein d'une équipe des affaires, non résolues. À 35 ans, mère célibataire, elle dénote dans un pays qui valorise le mariage et la famille. Elle juge la société japonaise, rétrograde, sexiste et refuse de se laisser enfermer dans ce schéma de codes patriarcaux. Signe distinctif, un sens de l'empathie très développé.
C'est grâce aux personnages de Noémie et de Hayato que
Cyril Carrère va lentement déconstruire l'image très occidentale que nous avons du Japon.
Parallèlement, le lecteur fait la connaissance de deux étudiants à l'université des arts de Tokyo, Kenta et sa petite amie Suzuka. En brossant leurs portraits, l'auteur insère une spécificité dans la personnalité de Kenta dont souffrent beaucoup de Tokyoïtes : l'anxiété chronique. Cette maladie invisible, véritable névrose, empêche cet étudiant de vivre normalement puisqu'il a toutes les peines du monde à sortir de chez lui et à avoir des interactions sociales. « Pour le commun des mortels : un asocial, un freak, un gamin capricieux. » Son anxiété est telle que la moindre activité « le plonge dans des abîmes de souffrance. » Qu'est-ce qui relie exactement ce couple d'étudiants avec le couple d'enquêteurs ? Je vous laisse le découvrir, mais sachez que l'auteur vous a réservé de belles surprises.
Dans «
La colère d'Izanagi »,
Cyril Carrère nous fait voyager dans un Japon bien loin des images d'Épinal, un Japon vécu de l'intérieur puisqu'il y vit depuis 2018, qu'il y parle même la langue. Loin de l'image touristique et de l'ambiance zen que l'on peut éprouver en visitant le pays, il vient gratter des strates un peu plus opaques de la société japonaise, et comme pour tous les face-à-face, le résultat n'est pas forcément reluisant : sexisme et place des femmes dans la société, poids de la valeur travail, l'exigence dans tous les domaines, mais aussi poids des traditions, gestion du deuil, marginalisation de ceux qui sortent de l'ordre établi prôné par le fonctionnement de la société. Qui mieux qu'un expatrié pouvait raconter tout cela en apportant une vraie force au récit ?
Je lis les romans de
Cyril Carrère depuis ses débuts et je l'ai donc vu évoluer. Dans «
La colère d'Izanagi », j'ai senti plus d'engagement (parler de ce que l'on connaît bien reste une vraie chance), une vraie force dans l'écriture où chaque description devient cinématographique, où chaque dialogue est percutant. La création du duo Noémie, qui possède la double culture et de Hayato, japonais pure souche, est savoureux à souhait et leurs joutes verbales jubilatoires. On n'apprend jamais autant que dans nos différences… et même lorsqu'on se croit totalement opposés, on peut découvrir, à travers l'autre, de vraies richesses qui nous aident à grandir. Paradoxalement, malgré sa forte cohésion, le Japon fait face à des problèmes d'isolement social et
Cyril Carrère le démontre fort bien. À terme, cet isolement pourrait avoir de sérieuses conséquences sur la santé mentale. Rajoutez à cela une immersion totale dans les nouvelles technologies et vous obtenez un cocktail détonnant pour les années à venir !
Si j'ai aimé la dimension sociale, l'inclinaison à montrer la face cachée d'une société qui semble lisse, j'ai également aimé me plonger dans le Mythe d'Izanagi dont le titre «
La colère d'Izanagi » est tiré et que je ne connaissais pas du tout. (si cela vous intéresse, je vous en parle à la fin *) Opposer ainsi mythes et légendes à une réalité plus concrète et plus franche offre à
Cyril Carrère une occasion unique de décortiquer la culture, la société et les réalités quotidiennes du Japon. Il permet aux lecteurs français d'élargir leurs horizons et de mieux comprendre la complexité et la diversité de la société japonaise. Il fournit des informations précises et des analyses approfondies sur différents aspects de la vie au Japon sous couvert de la fiction et sensibilise le public français à la réalité japonaise, au-delà des clichés véhiculés par les médias ou le fantasme. En démystifiant l'image que les Français ont du Japon, il nous offre une perspective unique de découvrir ce pays de l'intérieur.
En conclusion, «
La colère d'Izanagi » de
Cyril Carrère offre bien plus qu'un simple récit policier : c'est une plongée profonde dans les complexités de la société japonaise contemporaine. À travers une narration captivante et des personnages riches, l'auteur déconstruit les stéréotypes occidentaux sur le Japon, nous invitant à découvrir sa réalité complexe et nuancée. En explorant des thèmes tels que le sexisme, l'isolement social et les défis de la modernité,
Cyril Carrère offre une réflexion profonde sur la nature humaine et la société dans un contexte japonais. Grâce à son écriture cinématographique et son engagement palpable, l'auteur réussit à captiver le lecteur tout en lui offrant une nouvelle perspective sur un pays souvent mal compris. «
La colère d'Izanagi » est bien plus qu'un simple roman policier ; c'est une oeuvre qui éduque, inspire et captive, laissant une impression durable sur ceux qui s'aventurent dans ses pages.
*Histoire du Mythe d'Izanagi. Il raconte l'histoire de la création du Japon et des divinités qui y habitent. Avant que le monde ne prenne forme, il n'y avait qu'un océan primordial, où flottait une île céleste. Cette île, appelée Takamagahara, était le royaume des dieux. Deux divinités, Izanagi et Izanami, sont nées sur cette île céleste. Ils ont reçu la tâche de créer les terres et les divinités qui peupleraient le monde. Ils se sont tenus sur le pont céleste et ont utilisé une lance sacrée pour remuer les eaux primordiales, créant ainsi les îles du Japon. Après avoir créé les terres, Izanagi et Izanami se sont mariés et ont donné naissance à de nombreuses divinités et éléments naturels, y compris les montagnes, les rivières et les forêts. Malheureusement, leur dernier enfant, le dieu du feu, Kagutsuchi, est né avec une telle chaleur qu'il a brûlé Izanami lors de l'accouchement. Profondément attristé par la perte de son épouse, Izanagi a tué Kagutsuchi. Dans son chagrin, Izanagi décide de rendre visite à Izanami dans le monde des morts, appelé Yomi. Cependant, il découvre qu'Izanami est devenue une déesse décharnée et hideuse, et il est forcé de fuir lorsqu'elle tente de le retenir. Après avoir fui le monde des morts, Izanagi se purifie dans une rivière. Alors qu'il se nettoie, plusieurs divinités naissent de différentes parties de son corps. Ces divinités deviennent les dieux du vent, des montagnes, des rivières, et d'autres éléments de la nature.
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