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Critique de Woland


Prix Goncourt de Littérature 1972

ISBN : 2 253 00111 2

"... Et Reilhan le Taciturne engendra Abel,
Puis il engendra Joseph Samuel,
Et ensuite il mourut loin de tout secours,
Une grâce que Yahveh lui accorda
Parce qu'il s'était toujours soumis à Sa Volonté.
Et Abel engendra une fille qui mourut à la naissance.
Et Joseph-Samuel n'engendra personne.
Parce que, à l'inverse du Taciturne,
Abel osa défier l'Eternel
Et parce que Joseph-Samuel
0sa se poser trop de questions sur Ses Voies.
Ainsi Jehovah les brisa tous deux
Comme l'homme brise de simples noix,
Car telle était Sa Volonté,
Que celle-ci soit faite à jamais."

Cette courte litanie, entièrement de mon invention (et qui ne vise pas à la rime), résumerait assez bien "L'Epervier de Maheux" et le destin abominable de ses héros. Autant vous recommander, dès le début, de n'offrir cet ouvrage ni à un dépressif, ni à un pessimiste. A moins que Jehovah ne vous ait soufflé de les pousser au suicide, bien sûr. Et même dans ce cas-là, méfiez-vous du retour de bâton ...

Ce jugement, que j'estime lucide bien qu'impitoyable, ne m'empêche en rien d'approuver la remise du Goncourt 72 à Jean Carrière. Son "Epervier de Maheux" est l'un des textes les plus puissants que j'ai pu lire sur la vie rurale. Et l'on voit bien, dans la poésie de son style et le naturel apparent de ses descriptions de ces terribles Cévennes où se déroule l'action qu'il ne fut pas pour rien le secrétaire du grand Giono. Mais là où Giono maintient l'espérance, Carrière laisse son lecteur nu, livré à lui-même aussi bien dans la sécheresse atroce de l'été que dans la glace infernale de l'hiver, le tout sous l'oeil d'un Jéhovah tout-à-fait fidèle à son profil biblique : hostile, perpétuellement courroucé, indifférent à la souffrance, et l'encourageant même, d'un orgueil luciférien et doté d'un mépris envers ses créatures que Zeus lui-même n'afficha jamais.

Les Reilhan, comme la plupart de leurs voisins, sont protestants. Je serais même tentée, sans preuve aucune, d'ajouter calvinistes purs et durs. Passons sur les persécutions que subirent leurs ancêtres dans les siècles passés : si cela explique peut-être certaines de leurs lâchetés, cela ne justifie en rien leur passivité révoltante face celui qu'ils nomment l'Eternel. C'est bien simple : plus ledit Eternel se révèle hargneux et injuste envers eux, plus ils le glorifient . Puisque l'Eternel le veut, laissons-nous piétiner et, si possible, trouvons le moyen de nous piétiner nous-mêmes ...

Chez Reilhan Père, surnommé le Taciturne, qui n'a trouvé à se marier qu'en recopiant sans vergogne - et donc, en mentant à celle qui espérait en lui - les modèles de lettres trouvés dans un antique paquet de "Veillées des Chaumières", le piétinement de soi, l'écrasement volontaire sous la volonté soi-disant divine, se manifestent par un attachement quasi obsessionnel à sa terre. Si encore il s'agissait d'une terre relativement normale, comme celle de "La Terre", ce roman de Zola (peut-être le plus dur, à bien y réfléchir, de la saga des Rougon-Macquart), mais non : la terre du Taciturne fait toujours des siennes. Aussi maussade que le Dieu vénéré par son propriétaire, elle se dessèche à plaisir, ou alors se convulse avec volupté sous des pluies qui tuent les éventuelles récoltes. Ne parlons pas des mois les plus terribles de l'hiver où tout gèle, glace et expose tout un chacun à grelotter dans son coin en avalant son assiettée de bajara - un mélange de lait et de châtaignes. Quand encore il y a du lait ...

Reilhan aurait pu, avec un peu d'effort et un peu plus de jugeote, vivre avec plus de dignité. Mais bon, puisque Jehovah a voulu que ce soit ainsi, n'est-ce pas ? ...

Joseph-Samuel, son second fils, prendra avec le temps celui de s'interroger sur ce Dieu si sévère. Sa mère rêve de le voir devenir pasteur mais il devra se contenter, grâce d'ailleurs à l'appui du pasteur de Florac, le hameau voisin, lequel a de la famille en Suisse, de devenir vendeur dans une librairie religieuse, au pays du chocolat et des montagnes, des vraies. A la fin du roman, on se demande encore si Joseph croit ou non en un Dieu, quel que soit Celui-ci. On sait en tout cas que, s'il s'est fait à l'idée de reposer un jour à côté des membres de sa famille, dans le cimetière qui jouxte les bâtiments délabrés de Maheux où il passa sa jeunesse, jamais il n'acceptera de revenir vivre là en attendant la Camarde.

Ainsi, en quelque sorte, Joseph parvient à s'échapper. En est-il plus heureux ? Un peu sans doute. Mais à peine : le Dieu terrible de son enfance et de sa jeunesse, les conditions dans lesquelles il a grandi, l'abandon dans lequel il a laissé sa mère, laquelle a pourtant tout sacrifié pour lui, le mépris qui est né en lui envers tout son passé à Maheux et ses origines paysannes, ce reniement presque total en fait l'en empêcheront à jamais d'abord parce qu'il possède une certaine sensibilité et ensuite parce que, bien que le plus intelligent des deux frères, ce n'est tout de même pas une flèche.

Abel, lui, par contre, esprit beaucoup plus simple (pour être franc, les gens de Maheux apparaissent souvent au lecteur comme des êtres primitifs perdus en plein XXème siècle), se satisfait de son mode de vie. Jusqu'au jour où, pour qu'elle s'occupe de sa mère, laquelle a perdu la raison, la malheureuse, après le départ pour la Suisse de son cher Joseph (son préféré de toujours), il épouse Marie la Noiraude, la fille d'un ami de son père. Au début, la jeune femme met de l'ordre et essaie d'arranger les choses. Mais, née et élevée plus bas, chez un fermier plus riche, moins soumise également (les femmes ne sont-elles pas des créatures du Démon ? ) à la Loi de l'Eternel, elle se rend très vite compte que le sempiternel combat d'Abel est perdu d'avance. Et le jour arrive où elle le quitte pour retourner chez son père ...

Je passe sur la fin : vous n'aurez pas grand mal à la deviner mais vous en aurez peut-être plus à imaginer l'abominable tour que Jéhovah, toujours lui, joue au malheureux Abel, lequel, en une scène de révolte que j'ai beaucoup aimée bien que sachant qu'elle venait trop tard, hélas, tant pour Abel que pour le lecteur, refuse enfin de se coucher devant celui qui lui a donné des dés pipés pour jouer sa vie.

Âpre, sans concession, le style de Carrière, derrière lequel on devine, en parallèle à l'influence de Jean Giono, les démons personnels de l'auteur, nous donne probablement l'un des plus grands romans de la littérature française - non, je n'exagère pas - et l'une des remises en question les plus incisives et les plus implacables de la religion et de Dieu, particulièrement le "Dieu de Colère" du protestantisme. On y décèle aussi la révolte personnelle de l'écrivain face à la passivité, encouragée, et pour tout dire imposée, par cette religion haineuse (désolée mais je vois mal quel adjectif utiliser à la place) à un peuple à qui il voue une tendresse et une admiration profondes mais auquel il en veut tout aussi profondément de se soumettre sans protester à une parole qualifiée de "divine" alors qu'elle ne cesse d'humilier et d'amoindrir la créature au profit de son supposé Créateur. le seul avantage reste la déresponsabilisation, en tout cas envers les vivants, des gens de Maheux. (Mais ils n'en demeurent pas moins responsables de tout devant leur cher Eternel, cela va sans dire .)

Un avantage aussi ténu en vaut-il la peine devant la Folie qui les guette tous et qui finit par les toucher, un jour ou l'autre ? D'ailleurs, cet épervier qu'Abel ne cesse d'apercevoir, tournoyant au dessus de lui et de ses travaux divers (et qui échoueront tous) pour donner satisfaction à son épouse, n'est-il pas le symbole de cette Folie, de ce Mal qui le guettent comme ils ont guetté son père, sa mère et tant d'autres ? Et n'est-ce pas au moment où il le croit enfin mort qu'Abel est, sans le savoir, pris au piège de son destin ? Et pour finir, cet épervier est-il réel ou n'est-ce qu'une hallucination engendrée par un cerveau très simple, harassé de soleil et de fatigue, et qui n'aspire plus qu'à libérer une fois pour toutes l'esprit, si simple soit-il, qu'il abrite ? ...

A vous de vous faire une opinion. Mais accrochez-vous bien : "L'Epervier de Maheux", avec son rythme lent et l'horreur larvée et aussi vieille que le monde qu'il nous dépeint, est un roman redoutable. ;o)
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