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Critique de HordeDuContrevent


L'impact collectif et personnel d'une insurrection…

Connaissez-vous l'histoire du Salvador ? Personnellement, elle m'est inconnue et ce livre La mémoire tyrannique, de Horacio Castallnos Moya permet précisément d'approcher un pan de l'histoire de ce pays. Nous sommes en 1944 et l'auteur met en évidence les mécanismes d'une insurrection et sa répression par Maximiliano Hernández Martinez, le « sorcier nazi » dont le règne dura douze ans, de 1932 à mai 1944. Il est appelé le « sorcier nazi » à cause de ses complaisances pour le troisième Reich et son attrait pour les sciences occultes.

Au moyen d'une alternance de points de vue - depuis le journal intime d'Haydée, femme de Periclès agitateur politique emprisonné, en passant par les aventures épiques et burlesques de son fils Clemen en fuite avec son cousin, jusqu'au récit, trente ans plus tard, dressant le portrait d'un Périclès devenu vieux – au moyen d'une belle alternance de registres, de tons et d'écriture, l'auteur salvadorien nous fait découvrir l'histoire de son pays à travers quelques personnages ordinaires dont l'auteur dresse, en creux, le portrait.
J'ai trouvé particulièrement intéressante cette façon de combiner la grande Histoire et l'histoire de ces protagonistes dont l'attachement aux repas, à l'alcool, aux rumeurs, à l'apparence, aux bonnes et mauvaises habitudes du quotidien fondent l'existence.

« J'espère qu'il sera libéré dans la matinée, comme cela est arrivé en d'autres occasions. Nous préparons une salade de cresson au lard, et ces lasagnes aux épinards et au fromage que Pericles aime tant ; en dessert il y aura de la confiture de lait. Et nous mettrons une nappe neuve, celle à fleurs offerte par ma soeur. Je trouve que c'est un signe magnifique que le rosier du jardin ait fleuri justement aujourd'hui ; fini la solitude. Demain, de bonne heure, j'irai au salon de coiffure me faire couper les cheveux, coiffer et maquiller. Je veux que mon mari me trouve belle, élégante, comme il le mérite, sans les marques d'angoisse et d'abandon que je vois en ce moment sur mon visage ».

Le journal intime de Haydée nous dévoile une femme en soutien total à son mari emprisonné et à son fils en fuite. Une femme discrète qui fera preuve d'un étonnant courage, d'un héroïsme sans éclat, une résistance ordinaire pour défendre bec et ongle les hommes de sa vie. le journal démarre avec une certaine légèreté, nous voyons Haydée préparer les victuailles à apporter à son mari dont elle nous détaille les mets avec précision (« la bouteille thermos avec le café, les oeufs durs, du lait et des brioches pour le petit déjeuner, les sandwichs au jambon et au fromage pour le dîner »), et nous assistons peu à peu à la succession d'événements de plus en plus funestes : la simple arrestation habituelle de son mari au Palais noir devient un vrai emprisonnement au Pénitencier, son fils coureur de jupon et alcoolique se voit condamné à mort car faisant partie des putschistes ayant déclenché l'insurrection (en annonçant la mort du Général à la radio alors qu'il n'en est rien). le ton et les préoccupations écrites dans le carnet changent, Haydée et les autres épouses et mères s'organisent ; les figures féminines, simples maîtresses de maison, épouses modèles et mères nourricières, se font désormais centrales compensant les excès et les inconséquences masculines.

« En chemin, en faisant attention à ce que don Leo ne la voie pas dans le rétroviseur, doña Chayito, le plus naturellement du monde, a passé la main sous sa jupe et sa culotte, et en a sorti une feuille de papier qu'elle a pliée et m'a tendue ; c'était un nouveau communiqué des étudiants, différent de celui que Raúl avait apporté ce matin à la maison, ai-je jugé d'après le titre. J'aurais eu du mal à le lire dans la pénombre. Je l'ai replié et l'ai glissé sous mon soutien-gorge ».

Notons que l'écriture dans les chapitres dédiés à ce journal est une écriture basique, descriptive, l'auteur se mettant vraiment dans la peau d'une femme du peuple écrivant un journal. Les formules « on m'a dit que… », « on raconte que… », « j'ai dit à… » s'enchainent et rendent la lecture parfois fastidieuse, même si nous comprenons complètement ce choix, immersif et naturel.

Dressant le portrait en creux d'un fils alcoolique, frimeur, impulsif, mû par un enthousiasme protestataire irréfléchi, les chapitres intitulés « Fugitifs » consacrés au fils de Haydée, Clemente, sont cocasses et font penser, du fait des nombreux dialogues, à des scènes de théâtre. Sa fuite avec son cousin Jimmy, entrecoupée par des déguisements burlesques (en femme, en sacristain) et par un naufrage totalement ubuesque, offre étonnamment des moments de respiration bienvenus pour le lecteur au milieu du journal d'Haydée au ton éminemment plus tragique.

Enfin, la toute dernière partie présente le portrait du mari, Périclès, désormais vieux et atteint d'un cancer. Cet agitateur politique, ancien partisan du tyran, revenu d'une ambassade à Bruxelles totalement changé, communiste notoire, est très touchant à l'hiver de sa vie…

« Parfois ce que nous détestons le plus et pardonnons le moins chez ceux qui nous entourent, c'est cette part cachée de nous-mêmes que nous ne voulons ni reconnaître ni accepter ».

J'apprécie particulièrement les livres relatant l'histoire de pays dirigés par des dictateurs, des tyrans. le portugais Antonio Lobo Antunes, par exemple, relate à l'envi, dans chacun de ses livres, la dictature salazarienne et, comme Moya, donne voix à des gens et leur histoire singulière. L'exhortation aux crocodiles est le livre qui me vient en tête car il donne la parole aux femmes dont nous suivons les obsessions, les craintes, les pensées. Comme dans La mémoire tyrannique, nous comprenons la violence inouïe, les exactions et l'injustice dont ces hommes aux ambitions grandiloquentes font preuve. La grande différence est que Lobo Antunes plonge dans les pensées des femmes épouses, soeurs, des proches du dictateur. Ici, la femme suivie, Haydée, est du côté des victimes et la forme du journal, plus limpide que le flux de conscience proposé par Lobo Antunes dont il se fait le spécialiste, mais sans doute moins riche aussi, ainsi que l'alternance des autres formes narratives, donne une fluidité permettant une approche assez originale et claire de la dictature. Je préfère le style d'un Lobo Antunes dans cette façon d'approcher le coeur et les tripes des personnages en prise avec la dictature, mais je dois reconnaitre que cette manière-là offre un angle d'étude très intéressant où l'escalade des événements politiques le dispute aux désirs et envies ordinaires de la vie quotidienne.

J'ai aimé aussi voir le rôle des femmes, leur solidarité pour changer leur destin et contribuer, malgré leur absence de pouvoir légitime, à inscrire leurs efforts dans la grande Histoire. Notons que ce livre est également une ode à l'écriture, à ce qu'elle apporte en termes de témoignage et d'exutoire.
« J'écris ce journal pour atténuer ma solitude. Depuis notre mariage, c'est la première fois que je suis séparée de Périclès pendant plus d'une semaine ».

Enfin, j'ai été touchée par la conclusion du récit qui met en valeur, comme souvent dans ces pays, que le départ du dictateur n'a pas permis à la démocratie de s'épanouir au Salvador.

Un grand merci à Idil pour cette idée de lecture. En plus de m'instruire, ce livre m'a permis de découvrir un grand auteur de la littérature sud-américaine à la plume singulière. D'après ce que je comprends, ce livre s'inscrit dans la « Comédie inhumaine » de Moya qui relate l'histoire mouvementée de la famille Aragon au sein de l'histoire sombre du Salvador. D'autres volumes sont ainsi à découvrir !


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