Une douche glacée contribua à me remettre les idées en place, et un petit quart d'heure plus tard, je confiais mon existence au volant d'un chauffeur de taxi surexcité, d'origine portoricaine et qui compensait sa frustration de n'être pas encore reconnu comme l'un des plus surs espoirs de la salsa en hurlant avec conviction le refrain de Mi chiquita quiere guarachar que diffusait plein pot un poste radio manifestement arraché au tableau de bord d'une voiture de collection, probablement avant la révolution cubaine.
L'intérieur de sa poubelle était constellé de stickers enjoignant impérativement les passagers à ne pas fumer, mais je les ignorai et m'allumai ma première Winston de la journée, considérée à juste titre par les connaisseurs comme la meilleure, surtout dans un taxi non-fumeur.
En découvrant dans le rétroviseur l'activité sacrilège à laquelle j'étais en train de me livrer, Chico Benitez - tel était son nom, ou du moins celui écrit sur la plaque d'identité - se mit à rouler des gros yeux d'inquisiteur sur le point d'excommunier.
- No fumar! No fumar, senor!
Je parle très mal l'espagnol, je le comprends encore moins bien.
Je fis comme si je n'avais rien entendu, et tirai goulument sur mon foin virginien.
- No fumar! Prohibido! No bueno! insista-t-il, en haussant le ton au lieu de baisser la musique.
Je crus saisir l'essentiel de son message. Je lui exprimai alors mon point de vue dans un espagnol qui eut fait dresser les cheveux sur la tête de Picasso lui-même.
- Pas fumar si musica de merda moins brisare las portugaisas, lui expliquai-je en exhalant dans sa direction le contenu délicatement parfumé
de mes poumons.
Cette espèce d'espéranto se révéla pourtant suffisamment clair, et Chico Benitez, l'air pas content du tout, éteignit carrément sa radio. Homme de parole, je fis de même avec ma cigarette, mais sur le plancher de son antiquité, en lui lançant :
- Mucho bono, el silencio, uh?
Il faut une bonne dose de ressentiment pour tirer à vue, dans une rue encombrée, sur un type qui fuit.
Lorsqu'il y pénétra, mon camarade eut droit à une brouette pleine de compliments. D'une sincérité qui aurait fait venir les larmes à un crocodile.
J'ai toujours trouvé agaçant les téléphones portables. Avant, au moins, les gens s'isolaient pour se raconter leurs conneries. Aujourd'hui, ils en font profiter la terre entière.
L'immeuble abritant les bureaux d'Omar Zeb essayait de rivaliser en prétention avec ces machins tout en verre que Manhattan a vu pousser ces vingt dernières années, dressés pour satisfaire l'ego et la vanté de trous du cul du genre Donald Trump, et il y arrivait sans problème.
II paraît que la musique adoucit les mœurs. Pas toutes les musiques, et de toute façon, ce n'est pas une raison pour autoriser le premier venu à
massacrer du Neil Young, surtout devant un auditoire aussi captif que celui du métro
C'est tout un art que de savoir entretenir des relations de bon voisinage.
Dehors, la chaleur s'était faite plus poisseuse encore et même un météorologue sourd, aveugle, et paraplégique aurait pu prédire l'imminence d'un vieil orage des familles. Je me tenais devant la fenêtre, observant le ciel. Il était aussi sombre que les égouts de la ville, dont le débit allait incessamment tripler de volume, à en juger par la douche qui menaçait. Comme si quelqu'un m'avait entendu, là-haut, un sourd grondement résonna au loin suivi, quelques secondes plus tard, d'une déflagration suffisamment puissante pour envoyer tous les médors du bled, pitbulls compris, se planquer dans un coin en couinant, la queue entre les pattes.
Comme disait toujours ma pauvre mère, le bonheur, ce n'est pas être bien portant, c'est de cesser d'être malade. (p. 59 - 60)
Je savais d'expérience que le prix d'une vieille amitié vaut bien, souvent, quelques petits mensonges.