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Critique de jlvlivres


« Moravagine » est un roman de Blaise Cendrars (1887-1961) publié en 1926, et régulièrement réédité (2022, Grasset, Les Cahiers Rouges, 242 p.), après une genèse d'une dizaine d'années. En 1956, l'écrivain a revu, corrigé et complété son roman par un « Pro domo » intitulé « Comment j'ai écrit « Moravagine » » et une postface.
Le narrateur, Raymond la Science, présenté comme une connaissance de Blaise Cendrars (qui apparaît lui-même dans le roman), raconte comment sa profession de médecin lui a fait rencontrer Moravagine, dernier descendant d'une lignée noble, les « G….y » d'Europe de l'Est dégénérée. Ce fou dangereux est interné pour homicide dans la clinique de Waldensee, près de Berne. Fasciné par la personnalité de ce « grand fauve humain », le médecin aide à le faire s'évader. Les deux hommes vivent alors de rocambolesques aventures à travers le monde qui les conduisent à côtoyer tour à tour des groupes terroristes russes ou des Indiens d'Amérique.
« Moravagine » est un roman axé sur le thème du double de l'auteur, voire du triple car la construction de l'oeuvre est complexe. le personnage central apparaît comme une face sombre de l'auteur dont il se débarrasse par l'écriture.
Un grand auteur, et un grand bonhomme tout court, que Louis Frédéric Sauser, dit Blaise Cendrars. Suisse d'origine, il s'engage avec d'autres dans le 3eme régiment de marche de la Légion Etrangère et part sur le front de Somme en novembre 1914. Il y est soldat de base de « première classe », mais c'est un des rares intellectuels qui prend vite l'ascendant sur ses compagnons. Ils forment alors un corps franc, un peu hors des lois et des ordres. « On me nomma soldat de lere classe faisant fonction de chef d'escouade, faute d'autres gradés pour rassembler les hommes qui affluaient ». Il faut lire sa biographie, à peine romancée dans « La Main coupée » et « L'Homme Foudroyé » (2013, La Pléiade, 2 tomes, 976 et 1126 p.).
La main coupée fait allusion à un jour calme, sans coup de feu ou coup de canon, à Tilloloy, dans la Somme. Tombe du ciel et se plante en terre « une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine ». Cela fait aussi allusion à son amputation du bras droit lors de l'attaque de la Ferme Navarin, dans la Marne, près de Suippes, en septembre 1915.
Un très grand auteur. A lire absolument. Et pour ceux qui aiment l'art et les (très) beaux livres, « La Fin du Monde filmée par l'ange N.-D. » de Blaise Cendrars toujours, mais illustré par Fernand Léger (2022, Denoel, 60 p.) qui vient de ressortir sous forme d'un album grand format (24.9 * 31.8 cm). Initialement paru en 1919, avec 22 illustrations, dont vingt coloriées au pochoir. le travail de Léger intègre des lettres, des chiffres, des slogans de publicité et des citations. Cendrars explique comment il a été conçu « « La Fin du Monde » a été écrite en une seule nuit et ne comporte qu'une seule rature ! Ma plus belle nuit d'écriture. Ma plus belle nuit d'amour ». Datée « La Pierre, le 1er septembre 1917 ». C'est la suite de « Moravagine ».

« Moravagine » est totalement différent des récits autobiographiques. C'est aussi une fleur, mais une fleur carnivore, vénéneuse.
Tout commence en 1900, quand le narrateur R. termine sa médecine et quitte Paris pour se rendre au sanatorium de Waldensee, près de Berne en Suisse. Pourquoi R., Cendrars l'explique dans la préface, « Mettons que c'est Raymond la Science ». le 11 Mai 1924, il écrit à Blaise Cendrars, depuis sa cellule de condamné à mort du Fort de Monjuic, qui surplombe Barcelone. Il lui demande la grâce d'être exécuté immédiatement. Voilà une histoire qui commence par une fin. Mais, comme tout bon scénario, le reste est déjà dans la tête de l'écrivain. Sinon, il va nous embarquer dans des digressions à n'en plus finir. Avec Cendrars, c'est différent. Tout est déjà dans sa tête. Pour preuve l'écriture en une nuit. Sauf que les digressions sont toujours là, heureusement pour le lecteur. Cendrars ne s'en cache pas, il travaille pour faire un film, qu'il va proposer à Pathé, puis Gaumont. Refusé à chaque fois, car il y a trop de personnages. Mais c'était au temps où l'on payait les figurants. Résultat, le film se transforme en roman. Plus besoin de monter des décors somptuaires, l'histoire devant se passer en partie sur Mars. Plus de frais de transport pour les acteurs. Tout va se jouer avec un stylo et des feuilles de papier. du coup aussi, la chronologie peut être bousculée par des instants de flash-back.
Donc, retour du docteur frais émoulu à Waldensee, « maison recommandée par son maître et ami, le célèbre syphiligraphe d'Entraigues ». Je n'ai jamais compris pourquoi on associait toujours ces deux mots antagonistes, « frais émoulu », sans doute un vieux rite helvète, le même qui fait que leur fromage a des trous. Quant à la syphiligraphie, voilà une noble profession que la pénicilline et les moisissures ont fini par supprimer.

Oeuvre à la genèse difficile, Moravagine aura hanté Cendrars entre 1914 et 1925, parallèlement à de multiples autres travaux. Il y reviendra toute sa vie pour le commenter, le remanier ou l'augmenter. Dans son ultime version, il présente son livre comme définitivement inachevé puisqu'il est privé des oeuvres complètes de Moravagine auquel ce roman était supposé servir de préface.
Le style du roman, très maîtrisé, contraste avec la fantaisie surprenante de son intrigue, sans que cela ne nuise aucunement à la qualité littéraire. Ce décalage entre forme et fond fait de « Moravagine » un roman tout à fait particulier. Divisé en trois grandes parties. « L'Esprit d'une époque », « Vie de Moravagine » et « Les Manuscrits de Moravagine ». Puis chacun est divisé, soit 26 sous-chapitres, identifiés selon l'alphabet, de « a » à « z ». On voit donc que le plan d'écriture a été mûrement réfléchi, d'où la nuit d'écriture.
Les 18 sous-chapitres centraux de la « Vie de Moravagine » s'étendent sur environ 200 pages, avec des longueurs inégales, et quelquefois trop importantes. Ainsi, l'origine et l'évasion de Moravagine de l'hôpital de Waldensee, qui sont nécessaires sont courtes pour la suite. « Je m'étais donc spécialisé dans l'étude des soi-disant « maladies, » de la volonté et, plus particulièrement, des troubles nerveux, des tics manifestes, des habitudes propres à chaque être vivant, causés par les phénomènes de cette hallucination congénitale qu'est, à mes yeux, l'activité irradiante, continue de la conscience ».Le parcours de l'évasion ressemble d'un itinéraire détaillé. Avant d'en arriver à un long sous-chapitre sur la Russie, qui fait le tiers de la partie centrale. On y croise aussi bien une belle description de Moscou « Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s'étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s'évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière ». Mais aussi la révolte sur les fameuses 200 marches de l'escalier d'Odessa, que Saint-Pétersbourg, et l'épisode du Transsibérien. « Au fond des prisons, dans les casemates des citadelles, en pleine voie publique, dans une chambre de complot, dans un taudis d'ouvrier, lors des réceptions à Tsarkoïé-Sélo et aux assises des conseils de guerre, partout on ne rencontrait que des monstres, des êtres humains déviés, consternés, forclos, à vif, au système nerveux exténué : terroristes professionnels, prêtres agents provocateurs, jeunes nobles sanguinaires, bourreaux inexpérimentés et maladroits, officiers de police cruellement chinois et malades de peur, gouverneurs émaciés par la fièvre et les insomnies que les responsabilités provoquent, princes aphones de remords, grands-ducs traumatiques». Avant de traverser l'Atlantique à l'époque des grands paquebots, en compagnie de Olympio, « un grand singe orang-outang au pelage roux ». « On peut le voir en pantalon de flanelle blanche, en sweater de couleur, le col émergeant d'une chemise à la Danton, les pieds chaussés de daim, les mains gantées de chamois, en train de jouer au tennis, aux galets ou au deck-golf ». Puis, il y a la rencontre avec des indiens, au pied des trois monts « Tratsitschihito, Sosimonts et Titsit-loï », avec leurs mines d'or. Surtout la descente, assez hallucinante de l'Orénoque « Cela dura des semaines, des mois. Il faisait une chaleur d'étuve ». le style change, et devient beaucoup plus rapide, avec des phrases courtes, sinon des mots seuls, « Vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie », avant la rencontre avec les indiens bleus, atteints d'une maladie d'origine syphilitique.
Retour à Paris en pleine affaire Bonnot, « dans un petit hôtel de la rue Cujas, à deux pas du bar des Faux Monnayeurs ». Des projets plein la tête, notamment un vaste programme de voyage qui « devait lui rapporter neuf cents millions ».
« Trois jours plus tard, un dimanche […], c'était la guerre, la Grande Guerre, le 2 août 1914 ».
Mort de Moravagine au fort-hôpital psychiatrique de l'île Sainte Marguerite, en baie de Cannes. Fort atteint par une démence furieuse, sous morphine, il écrit. Des tas de feuilles volantes qui envahissent la pièce. Manuscrits qui seront rendus au narrateur, puis qui aboutiront dans la maison de Blaise Cendrars, où celui-ci en retrouvera les restes, éparpillés et souillés, après la Libération en 1951, comme l'indique la Postface. Je reviendrai sur la genèse de « Moravagine » dans les commentaires sur « La Fin du Monde filmée par l'ange N.-D. »

Vaste épopée. Mais on connait la passion des voyages de Blaise Cendrars. le Transsibérien, la traversée de l'Atlantique, les indiens en Amérique Centrale, les USA. Qu'il en parsème certains épisodes ou anecdotes dans ses romans n'est donc pas surprenant.

On sait aussi que Blaise Cendrars est le nom de plume de Louis Frédéric Sauser, le Suisse, engagé volontaire dans la Légion Etrangère.
Parmi les modèles de personnages, figure peut-être le médecin et psychanalyste Otto Gross (1877-1920), ainsi qu'Adolf Wölfli (1864-1930). le premier est un médecin psychanalyste, disciple de Sigmund Freud, qui finira dans une communauté anarchiste à Ascona, au bord du Lago Maggiore. Il passe pour avoir influencé les artistes du mouvement Dada de Berlin. Il est également est considéré comme l'un des précurseurs de la libération sexuelle et de la synthèse entre marxisme et psychologie C'est là que Cendrars pourrait l'avoir rencontré lorsqu'il y travaillait comme infirmier le second est un schizophrène d'une grande violence, interné à l'asile de la Waldau, près de Berne. Auteur d'une oeuvre considérable comprenant des dessins, de l'écriture et de la musique. Son « oeuvre complexe », dont il reste quelques 25 000 pages, en comptant les illustrations et les partitions, est, comme il l'a intitulé complexe. Cependant, il est aujourd'hui connu comme l'un des premiers créateurs d'Art Brut découverts par Jean Dubuffet. Idem, Cendrars pourrait en avoir entendu parler à Waldau.
D'autres modèles ont été évoqués, dont Favez, surnommé « le Vampire de Ropraz », un criminel suisse qui aurait côtoyé Cendrars dans l'armée française pendant la Première Guerre mondiale. Une sombre histoire de profanation de tombe, à Ropraz, au nord de Lausanne en 1903. Un cercueil éventré, avec les membres de la jeune fille partiellement dévorés. D'autres profanations ont lieu dans les villages voisins, qui aboutissent à l'arrestation de Charles-Augustin Favez, un garçon de ferme « aux yeux rougis ». L'histoire est reprise par Jacques Chessex dans « le Vampire de Ropraz » (2007, Grasset, 112 p.). Il imagine une rencontre entre Favez et Cendrars à l'hôpital de Sceaux. Ce nom de Favez est voisin de celui de Faval, soldat dans la section de Cendras. C'est celui qui assiste à la chute du bras sanglant près d'eux. C'est aussi celui qui sera blessé et tué à la Ferme de Navarin, plus tard, lorsqu'un tir de mitrailleuse sectionne le bras de Cendras. Faval s'agrippe à Cendras, qui doit couper sa capote, s'amputant métaphoriquement une seconde fois. « Quand il tomba, frappé d'une balle entre les deux yeux, je dus couper le pan de ma capote pour me libérer de son poids mort et continuer d'avancer. Il ne m'avait pas lâché ».
« Raymond la Science » est Raymond Callemin, homme de main dans la bande à Bonnot, des anarchistes qui ont terrorisé Pais en 1911-1912 et 1917. Callemin était un jeune efféminé de la Bande. Ce côté sexuel pourrait le rapprocher, par sa misogynie des dires du Raymond de « Moravagine ». Sa fonction de penseur dans la Bande oppose aussi son statut d « intellectuel » à ses camarades qui pensent que « le monde de la pensée est fichu ».
Enfin, Raymond pourrait être une allusion ou hommage indirect à Raymone Duchâteau, qui finira par épouser Blaise, quoiqu'ils ne se rencontrent que le 26 octobre 1917. « Ayant rencontré Raymone, j'ai pris congé de la poésie ».
Le livre est une histoire qui raconte une histoire dans une histoire, et des menteries pour couvrir d'autres menteries. Il devient alors très difficile de démêler le faux du faux.
On ne s'étonne donc pas que l'édition anglaise de « Moravagine » traduite par Alan Brown (2004, New York Review of Books Classics, 256 p.) ait été écrite par Paul La Farge. Cette préface relève du même procédé. Jeux doubles de miroirs doubles. « La pire erreur que vous puissiez commettre est de voir une autre personne à travers l'objectif de vos préjugés. La deuxième pire erreur est de penser que vous ne regardez pas à travers l'objectif de vos préjugés ». En effet, Paul La Farge publie « The Night Ocean » (2017, Penguin Press, 400 p.) un roman sur un médecin enquêtant sur la relation entre l'écrivain Howard Phillips Lovecraft et Robert Hayward Barlow. C'est un auteur qui écrit sur une personne qui elle-même écrit sur une autre qui n'a pas forcément existé comme telle. C'est le cas dans « The Night Ocean », tout comme c'était déjà le cas pour le Baron Haussmann. Ce deuxième roman « Haussmann, or the Distinction » (2001, Farrar, Straus & Giroux, 396 p.) examine le travail, connu, et la part d'ombre qui l'entoure du Baron Georges-Eugène Haussmann (1809-1891), urbaniste qui a redessiné Paris, entre autres villes. Ce ne serait que la traduction d'un texte obscur en français, écrit en 1880 par un métaphysicien minimaliste oublié Paul Poissel (1848-1921) si l'on en croit le véritable auteur de la postface, Paul La Farge.

Reste un thème, qui traite des personnes. le titre tout d'abord « Moravagine » qui peut se lire « mort a vagin », avec un « a » qui peut être « a » ou « à », préposition ou adverbe. Ce qui change notamment le sens de la locution. Si Cendras reconnait la concaténation, il ne propose pas de choisir entre les deux sens. Ce qui à conduit certains exégètes à s'interroger sur son rapport aux femmes. On sait aussi que Blaise Cendras a été marié, même deux fois, et sa liaison avec Raymone Duchateau faisait partie de son grand amour. Ses liaisons, plus ou moins passagères avec d'autres femmes, sont aussi fortement documentées. Les rapports qu'il décrit avec Masha en Russie sont si complexe que les soupçons s'allument dès que l'on prononce le mot trahison. Par ailleurs, ce mot rime souvent avec le mot femmes le reste du roman. La misogynie manquait, il est vrai, à ce catalogue des pires comportements de l'être humain qui comportait déjà la débauche, le vol et le meurtre. « La femme est maléfique. L'histoire des civilisations nous montre les moyens mis en oeuvre par les hommes pour se défendre contre l'avachissement et l'effémination ». Mais eut être, cette misogynie est-elle imposée par les astres, reprenant une dichotomie homme/femme placée sous l'influence du soleil/lune. « La femme est sous le signe de la lune, ce reflet, cet astre mort, et c'est pourquoi plus la femme enfante, plus elle engendre la mort. Plutôt que de la génération, la mère est le symbole de la destruction, et quelle est celle qui ne préférait tuer et dévorer ses enfants, si elle était sûre par là de s'attacher le mâle, de le garder, de s'en compénétrer, de l'absorber par en bas, de le di
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