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Critique de michfred


Voilà un instant qui dure...500 pages, et 500 pages denses, touffues, presque sans paragraphe, 500 pages d'enquêtes quasi journalistiques, d'investigations poussées et d'interrogations impitoyables de toutes les données du sujet.

Et quel sujet ! 500 pages sur le coup d'état manqué du 23 février 1981 où un "quarteron de généraux" franquistes a failli, quelques années seulement après la mort de Franco et au tout début de la Transition , renvoyer l'Espagne à ses vieux démons dictatoriaux, à ses nostalgies mal éteintes d'une junte au pouvoir , sa prétendue fidélité à la monarchie cachant mal son désir de reprendre en mains, avec l'aide des forces les plus réactionnaires du pays-Opus Dei etc ..- une Espagne qui s'orientait doucement vers la démocratie et s'ouvrait enfin vers le reste de l'Europe ...

Le 23-F- comme disent les Espagnols se trouve donc décortiqué sous le scalpel aigu de Javier Cercas, anatomiste sans concession.

Mais, me direz-vous, où est l’œuvre romanesque, derrière cette enquête pleine d'exigence de vérité et cette analyse factuelle exhaustive d'une seule journée? Où sont les personnages, où va se fixer notre nécessaire identification? où notre rejet? où notre inquiétude et notre goût des péripéties? où ,même, notre réflexion si on s'en tient aux faits et rien qu'aux faits? où enfin notre goût immodéré pour le style, la structure, si c'est l'Histoire et elle seule qui a force de loi?

C'est là que Cercas, une fois de plus, m'épate et me sidère: ce roman VRAI est aussi un VRAI roman!

La structure n’est pas –et heureusement- une plate chronologie de la fameuse journée : elle part d’un document photographique –et même télévisuel, car toute la prise d’otages des membres du Congrès siégeant en séance a été filmée par la télévision espagnole – et épouse trois gestes, ceux de trois personnages emblématiques : ceux des trois seuls hommes qui ont refusé de se jeter à terre à l’arrivée des militaires, tirant à tout va dans l’hémicycle : Santiago Carillo, député communiste, leader du PCE, le général Gutierrez Mellado, ancien franquiste, vice-président et ministre du gouvernement Suarez, et enfin le président Adolfo Suarez lui-même, venu assister à sa dernière séance du Congrès, où il devait donner sa démission officielle avant de procéder à l’élection d’ un nouveau président.

Suarez reste assis à son banc de président malgré la fusillade qui crépite autour de lui, Mellado se met en écran entre son président et les putschistes armés , et Carillo, à l’extrême gauche de l’hémicycle affectée aux les communistes, fraîchement réintégrés à la vie politique espagnole après en avoir été bannis, va s’asseoir bien en face de Suarez, qui a été l’artisan de cette réintégration et est devenu son ami, et fume ostensiblement sous la mitraille…

Cercas se livre à une analyse fine, empathique et toujours pertinente de ces trois hommes, de ces trois héros qui ont en commun , outre leur fermeté et leur courage, d’être des hommes politiquement finis, critiqués violemment par leur propre camp et qui recouvrent le 23 février, en l’espace de 24 longues heures, une sorte de grandeur et de panache qui efface leurs erreurs passées et fait disparaître les hommes derrière l’aura de la fonction, inaugurant ainsi la naissance véridique de la démocratie espagnole.

Le style participe de cette mise en scène des trois gestes : il tâtonne, se répète, se cherche, s’élabore en lentes volutes, comme on affine un diamant, comme on patine une sculpture, comme on accorde des instruments avant de faire jouer l’orchestre…ainsi le lecteur retrouve les mêmes phrases, les mêmes mots mais agencés d’autre façon, dans une trame de plus en plus serrée, dans une perspective de plus en plus signifiante - comme s’affirme progressivement la vérité, comme montent dans le bain du révélateur les traits d’abord flous de la photo avant de se fixer , bien nets, en noir et blanc, sur le papier .

Cette dissection patiente n’a pas mis en pièces les personnages, non, elle les a constitués, elle les révèle comme dans le film de Rossellini, Le Général della Rovere, le misérable fasciste infiltré au sein des partisans par les Allemands sous l’identité glorieuse du Général résistant, finit par se sentir l’âme d’un héros et d’un vrai partisan : la fonction a créé le héros…

Pour nous, l’Anatomie d’un Instant a créé les corps et les âmes de personnages héroïques, historiques et éminemment romanesques. De cette anatomie des trois gestes, presque identiques, nous percevons, enfin, les différences et comment l’un –Suarez- se dégage des deux autres.

Et là on touche à l’émotion, à l’émotion pure. Je ne peux résister au plaisir de citer Cercas :
« Le geste de Suarez est presque identique au leur, mais en même temps nous sentons qu’il est différent et plus complexe, ou du moins c’est ainsi que je le sens, sans doute parce que je sens aussi que son sens complet m’échappe.IL est vrai que c’est un geste de courage et un geste de grâce et un geste de rébellion, un geste souverain de liberté et un geste de comédien, le geste d’un homme fini qui conçoit la politique comme une aventure, et qui essaie tel un agonisant de se légitimer, et qui pour un moment , semble incarner pleinement la démocratie, un geste d’autorité et un geste de rédemption individuelle, et peut-être collective, le dernier geste purement politique d’un pur homme politique, et pour cette raison éminemment violent ; tout cela est vrai, mais il est aussi vrai que, pour une raison ou pour une autre, cet inventaire de définitions ne satisfait ni le sentiment, ni l’instinct, ni l’intelligence, comme si le geste de Suarez était un geste inépuisable ou inexplicable ou absurde, ou comme s’il contenait un nombre infini de gestes. »

Qui peut dire qu’il ne s’agit pas là d’un style, au sens où il est une écriture exactement au moule du sujet ?

Qui , après la lecture de ce « pavé » et malgré certaines longueurs ou reprises un peu lassantes, ne se trouve pas emporté, bouleversé par le personnage de Suarez, ce Della Rovere espagnol ? Qui ne clôt pas ce livre en étant tragiquement conscient de la fragilité nécessaire et de la grandeur admirable de toute démocratie ?


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