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Critique de Kirzy


Javier Cercas est sans doute le grand écrivain espagnol de ces dernières années. le voir s'attaquer au polar est forcément très excitant. Et c'est une totale réussite car il est parvenu à manier avec respect les conventions du genre tout en y injectant l'ADN de ses romans précédents, à savoir une réflexion profonde sur l'héritage de l'histoire espagnole ( la guerre civile évidemment et le franquisme ) et comment elle façonne le territoire et les esprits encore aujourd'hui.

Une terre aride, déshéritée et inhospitalière au fin fond de la Catalogne intérieure. Un triple assassinat, un couple de riches nonagénaires et sa domestique. Un carnage, ils ont été atrocement torturés de leur vivant. Un flic. Une enquête tortueuse, laborieuse et au bout la vérité, sale, bien sale. On est bien dans le polar, avec une intrigue très détaillée, des rebondissements, des pièces du puzzle qu'ont pensé fausses pistes et qui se révèlent essentielles pour comprendre les ressorts profonds, cachés du crime. On se sent assurément en terra cognita polardesque …

… mais très vite, on devine que Javier Cercas ne va pas se contenter d'un simple polar, tout réussi qu'il soit. Ce qui l'intéresse, c'est de montrer de quoi sont faits les êtres humains, dans toute leur complexité. Et pour cela, il sert au lecteur un personnage principal absolument extraordinaire : le charismatique flic Melchor Marin. le mystère du roman, c'est autant les raisons du massacre du richissime industriel cacique local ( avec en dommages collatéraux son épouse et sa bonne ), que la personnalité de Melchor, éclairée par des chapitres alternés remontant son passé de malfrat repenti en flic justicier. Je me suis surprise à presque plus attendre ces chapitres-là que ceux de la résolution de l'enquête.

Melchor est un personnage d'autant plus fascinant qu'il s'est approprié Les Misérables de Victor Hugo, découvert en prison, comme « un vade-mecum vital ou philosophique, un livre oracle ou sapiental, un objet de réflexion à explorer tel un kaléidoscope, infiniment intelligent, un miroir et une hache. » Melchor ne lit pour des raisons culturelles, il lit pour des raisons vitales, considérant la littérature comme une manière de vivre plus intensément, plus richement, un moyen de comprendre sa vie.

C'est passionnant de suivre son identité vacillante, de le voir relire les Misérables au diapason de sa propre évolution, s'identifiant d'abord à un Jean Valjean carburant au ressentiment, pour lequel la vie est une guerre, puis à Javert avec sa droiture halluciné au sens de la justice extrême, avec en ligne d'horizon Monsieur Madeleine qui parvient à vivre loin de toute haine. Même si on a n'a pas lu le chef d'oeuvre de Hugo, on comprend parfaitement le parcours qui l'a conduit à ce qu'il est au moment de l'enquête et le conduira à son après.

Terra alta est une réflexion palpitante sur la justice autour de la tension entre justice intime et justice légale. Lorsque deux vérités contradictoires fondés sur des raisonnements justes s'affrontent, quelle justice doit s'imposer ? Ce questionnement est d'autant plus intense que s'y invite l'histoire espagnole : récente ( les attentats de Cambrils en 2017 ) et plus ancienne, toujours cette fichue guerre d'Espagne qui a laissé des traces profondes, c'est dans ce comarque de Terra alta ( province de Tarragone ) qu'a lieu la bataille de l'Ebre, 113 jours de féroces combats qui a précipité la chute de la République espagnole.

« La bataille n'a fait que laisser des blessures invisibles. Les tranchées, les ruines, les collines jonchées d'éclats d'obus, toutes ces choses que les touristes aiment tant. Mais les vraies blessures, ce ne sont pas celles-là. Ce sont celles que personne ne voit. Celles que les gens conservent secrètement. Ce sont elles qui expliquent tout mais, de celles-ci, personne n'en parle. »

Effectivement, ce sont ces blessures secrètes héritées qui sont la clef du roman, comme si le passé était encore une dimension du présent, Melchor devant trouver sa voie pour essayer de savoir s'il lui est possible de vivre sans haine, d'oublier et de pardonner.

Remarquable ! Je me suis régalée de bout en bout !
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