Me nourrissant de café et d’adrénaline, je perds du poids. (Gratifiant, même dans les moments de crise.) Mon cœur semble courir un marathon. Dans le miroir, j’observe ma paupière gauche agitée par un tic. Comme bien des choses, on pense que les autres ne le voient pas : on se trompe
la peur ne me quitte pas. Y a-t-il quelqu’un d’autre en sommeil lové au fond de mon esprit, comme une jeune noix verte dans une coquille ? Mon cerveau pourrait-il remonter plus loin si je le laissais faire ? Dans ce vide entre ma naissance et ma découverte ? Et Caroline ? Pourrait-elle aussi se rappeler des trucs ? Même à son insu ? Caroline n’y tient pas. Elle ne l’a jamais voulu. Sa phobie du passé l’emporte sur la mienne, ce qui en dit long. Nous avons fait un vœu. En agitant nos petits doigts pour le renforcer. Des sœurs. Fortes et loyales. Pas des victimes.
J’ai lu un jour que l’hippocampe, où les souvenirs sont stockés, n’est pas complètement développé dans le cerveau du bébé. Au contraire, l’amygdale, où siège la mémoire émotionnelle, est déjà au point, le moteur en marche. Cela m’inquiète que la mémoire tienne peut-être plus que l’extraction du stockage, que les souvenirs puissent s’y loger comme des livres non lus enfouis dans des bibliothèques souterraines.
Heureusement, la plupart du temps, imaginer mon abandon revient à fixer un bloc de glace grise. Il n’y a rien à voir, juste la glace. Ce n’est que rarement, dans des moments à vifs, où tout s’écroule, comme ces derniers jours, après un grand choc – et qu’Annie garde le bébé est un séisme dans mon cerveau-, que des formes commencent à apparaître, moins des souvenirs que l’ébauche d’une histoire indicible.
Lorsqu’on apprend très jeune à enfouir les choses douloureuses – pour moi ce qui s’est passé il y a longtemps dans une forêt, le genre de question qui pétrifient ma mère et la mettent au bord de l’infarctus – on passe maître dans l’art du refoulement. Et de garder les secrets. Mais les secrets ne s’en vont pas complètement. Telles les mites dans une armoire, ils grignotent en cachette, jusqu’à ce qu’on en voit l’accroc.
Le ciel et l'océan. Cette seule pensée lui donne la nostalgie des fenêtres d'où l'on voit le trait de pinceau de l'horizon, la tache gris-vert où l'eau rencontre les nuages. Le souvenir du sel marin, de sa fine croûte cristalline sur ses lèvres, lui met l'eau à la bouche.
Si j'avais ma trousse de maquillage, je poudrerais aussi de blush ses pommettes, j'étalerais un baume sur ses lèvres gercées, tous les petits riens que nous faisons pour tenir à distance les ténèbres de la vie. C'est ce que je fais, en tout cas. Depuis toujours. Jeter des paillettes dans les ombres les plus profondes, les plus sordides.
Elle savait d'expérience que le souvenirs, tels des bijoux rares, doivent être protégés : la grandeur des petites choses.
Autant elle avait rêvé d’être au cœur de leur foyer, autant elle brûlait à présent de s’en libérer.
Plus on possède, plus on peut perdre. Se voir tout arracher en un instant.