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Critique de Henri-l-oiseleur


Passer des "Ecrits sur la Chine" de Simon Leys à "Penser en Chine", recueil d'essais réunis par Anne Cheng, c'est changer de monde et d'époque. Les écrits de Simon Leys sur le communisme chinois étaient faits par un auteur savant, cultivé, lucide et maîtrisant son sujet. Il n'était pas seulement sinologue, il avait aussi une vaste culture générale. L'ouvrage collectif (ou, comme écrit Anne Cheng dans sa préface, "le collectif réuni avec la complicité d'Eric Vigne") intitulé "Penser en Chine" donne d'abord à voir le désastre culturel subi par l'université occidentale. Bien sûr, les auteurs ont toujours de vastes connaissances, mais restent enfermés dans des spécialités aux frontières étanches, dont ils pratiquent le jargon (celui des sciences dites humaines) avec un enthousiasme pesant. Ce langage est d'ailleurs moins scientifique (les sciences, même humaines, ont besoin d'élaborer un langage propre) que journalistique, et témoigne de l'insouci absolu de toute clarté, de toute accessibilité et de tout agrément. Bien sûr, ces gens sont bardés de diplômes, et Anne Cheng a son rond de serviette à France Culture (est-ce une recommandation ?) et aux éditions des Belles-Lettres, où elle dirige la collection bilingue des classiques chinois. Cette foule de personnes titrées de l'EHESS , sociologues, anthropologues, historiens (historiens de quelque chose, jamais seulement historiens, ce qui en dit long) suffit à prévenir le lecteur de la qualité du langage et de la pensée de ce gros volume. On n'a accès à la pensée que par le langage, et qui s'exprime mal pense mal. Qui parle par clichés, pense par clichés.

Le titre est trompeur : "Penser en Chine" pourrait laisser croire à un tableau de la pensée chinoise, de la philosophie, de la littérature chinoises, telles qu'on espère qu'elles se sont relevées de leurs cendres après le communisme génocidaire maoïste. Après tout, les livres de Simon Leys les plus politiques parlent aussi de Lu Xun. Rien de tel ici : la "pensée en Chine", dans la première et la deuxième parties de l'ouvrage, est un "décryptage" (comme on dit à France-Culture) du "récit national" et des réécritures modernes de l'histoire en Chine. La "pensée" se confond pour ces auteurs avec l'idéologie et la propagande et ne révèle que les sombres menées du Parti Communiste dans les universités. Rien d'autre, rien de plus. Plus de littérature. Plus de philosophie. (Pour combler ces lacunes, on trouvera sur internet, par exemple, la magnifique thèse de Junxian Liu, "Poétique de la mort chez les poètes chinois suicidés, de Haizi (1964-1989) à Chen Chao (1958-2014)"). Nous devons cette misère culturelle, cette confusion de l'idéologie et de la pensée, au néo-marxisme qui pèse sur l'occident comme sur la Chine. Il est plaisant d'ailleurs de voir décrypter par de graves professeurs d'université les manipulations culturelles du pouvoir chinois, du haut de leur chaire, en des établissements de recherche et d'enseignement en proie à la Cancel Culture, à l'idéologie Woke et à une correction politique au moins aussi autoritaire qu'en Chine même.

Les troisième et quatrième parties relèvent plus de la géographie et de la description économique et politique, que de la "pensée" au sens humaniste du terme. Cette seconde moitié de l'ouvrage est très solidement documentée, à défaut d'être lisible et agréable. On y décèle un effort pour comprendre tous les problèmes théoriques que pose la Chine contemporaine : la tyrannie communiste a libéré l'économie, et fourni à la population de quoi vivre et s'enrichir, au lieu de la réduire à la famine comme dans les années 50 et 60. Ce communisme est fortement nationaliste, ce qui est très mal d'un point de vue occidental. Donc, on se penchera dans le livre sur le sort malheureux des musulmans du Xinjiang, où la rumeur de génocide vaut certitude (mais rien à ce propos sur le Tibet). Rien non plus sur les pratiques impitoyables, néo coloniales, de ce régime en Afrique. Ce point, bien entendu, subit le même sort que la littérature et la poésie : il est passé sous silence. Oublions enfin les essais nébuleux comme "Enquêter ensemble sur ce qu'on peut penser", qui semble inspiré par un IUFM de province, ou sur "L'invention du cinéma chinois" écrit par une dame qui n'a pas regardé avec attention les films dont elle parle.

Ce livre agaçant et inégal ouvre donc des perspectives intéressantes au lecteur qui sera capable de le lire attentivement et d'en tirer profit, s'il en oublie le titre, les silences et les tares.
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