AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de RegisMessac


G. K. Chesterton est le plus brillant des esprits faux. Il raisonne faux aussi naturellement que l'homme atteint de daltonisme confond le rouge et le vert. Mais il a un sens très aigu du romanesque et du pittoresque. Cette étrange combinaison intellectuelle devait le mener tout naturellement au catholicisme, qui est, lui aussi, une religion aussi fausse que pittoresque. G. K. Chesterton est aussi à l'aise dans les sophismes catholiques que le poisson dans l'eau. Comme d'autre part, il a le goût d'un certain bric-à-brac moderne et des romans policiers, cela nous a valu une étrange figure de détective qui vient prendre place dans une galerie déjà longue à côté de Sl1erlock Holmes, de Rouletabille, de M. Lecoq et de bien d'autres. C'est le père Brown, prêtre catholique et déchiffreur d'énigmes émérite, qui est le héros de toute une série de nouvelles, réunies en plusieurs recueils. Celui que nous offre aujourd'hui Mme François Maury est, si je ne me trompe, le troisième.
Le principal mérite de ces nouvelles réside dans le pittoresque des décors et de paysage, parmi lesquels on trouve plus d'un tableautin brossé de main de maître, et la verve caricaturale que le conteur déploie aux dépens de ses propres personnages, qui sont souvent des pantins fort amusants. Quant aux aventures elles-mêmes, aux histoires de crime, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus important dans le genre policier, elles sont presque toujours invraisemblables, sinon absurdes ou impossibles. Prenez, par exemple, le Miracle de Moon Crescent. Un philanthrope fameux est assassiné dans son bureau, au moment où il est seul, de la manière suivante : l'un des assassins tire un coup de pistolet à blanc au bas du mur, pour attirer son attention. le philanthrope met la tête à la fenêtre, ce qui permet à un deuxième assassin, qui le guette à la fenêtre au-dessus, de le cueillir avec un noeud coulant, puis, traversant la pièce où il se trouve, de le descendre par une fenêtre de la façade opposée entre les bras d'un troisième complice, qui ira accrocher le cadavre à un arbre pour simuler un suicide. Pendant ce temps, trois personnes causent devant la porte du bureau et peuvent témoigner que personne n'y est entré. Tout cela est très ingénieux, et le père Brown a soin d'expliquer que la première façade de la maison du crime fait vis-à-vis à un mur absolument nu, qui n'est percé d'aucune fenêtre. Mais dans la façade du bâtiment lui-même, ou plutôt du building, il y a d'autres fenêtres, il y en a beaucoup, puisque le bureau du philanthrope est situé au 14e étage ; il y a donc au moins quatorze étages, quatorze rangées de fenêtres. Et si le bruit du coup de pistolet fait mettre le nez à la fenêtre au philanthrope, comment se fait-il qu'il n'y ait personne, absolument personne, derrière ces quatorze rangées de fenêtres, pour faire la même chose que lui ? le père Brown n'a pas songé à cela.
Il y a une foule de choses auxquelles le père Brown n'a jamais songé. D'un bout à l'autre de ce recueil, on oppose l'attitude raisonnable et même rationaliste que lui inspire sa foi catholique (soi-disant) à la crédulité de moult athées et libres-penseurs qui sont toujours prêts à ajouter foi à des histoires de fantômes ou d'apparitions plus ou moins ridicules. Il est facile au prêtre détective de triompher de ces grotesques caricatures, créées pour les besoins de la cause. Nous reconnaissons là des procédés d'apologétique qui nous sont familiers. Mais il y a tout de même encore quelques athées, dans la réalité, qui sont presque aussi rationalistes que le père Brown. de même, on a soin de ne placer dans la bouche de ces mêmes athées, lorsqu'ils attaquent le catholicisme, que des arguments exagérés jusqu'au ridicule : « le Père Brown croit qu'un anachorète traversa une rivière sur le dos d'un crocodile sorti du néant... qu'un autre saint suspendit son manteau à un rayon de soleil, qu'un autre se servit du sien pour traverser l'Atlantique, que l'âne sacré avait six jambes, et que la Lison de Lorette s'envola dans les airs. » (p. 115-116).
Sans doute, le père Brown ne croit pas à tout cela, et il est en évident que le catholicisme est autre chose que cela, et que celui qui réduit la religion à ces superstitions enfantines n'est qu'un niais. Mais on oublie très soigneusement de nous dire que les dogmes essentiels de la religion catholique sont aussi difficiles à accepter que ces fables puériles. le père Brown, qui ne croit pas aux revenants, est obligé de croire, et de croire dur comme fer à l'Immaculée Conception, à la transsubstantiation, à la sainte Trinité, et à une foule d'autres miracles aussi difficiles à avaler que les petites histoires le la Légende dorée.
En résumé, le père Brown, personnage fort curieux, n'est pas un bon détective, et ses aventures rappellent les Moralités légendaires bien plus que les Aventures de Sherlock Holmes. La passion du partisan trouble l'esprit déjà naturellement trouble de G. K. Chesterton. Dans un des contes de la première série (The Secret Garden) n'allait-il pas jusqu'à nous présenter un français libre-penseur qui décapitait un milliardaire américain avec un sabre de cavalerie et substituait à la tête ainsi coupée celle d'un individu fraîchement guillotiné. Tout cela pourquoi ? Parce que le milliardaire en question avait parlé plus ou moins vaguement d'accorder une subvention à l'église catholique. Voilà le ton ! On conçoit aisément que ces calembredaines trouvent un accueil favorable chez nos snobs catholicards et fassent se pâmer d'aise les lecteurs de Paul Claudel et les Davidées.
Mais on devrait bien, ne serait-ce que par snobisme, les leur présenter dans une traduction plus soignée. La traduction de Madame François Maury est très médiocre. Dans certains cas, notamment à la fin du conte la Sentence de Darnaway, elle est tellement maladroite que la conclusion de l'histoire devient tout à fait obscure, incompréhensible. le mystère reste pour nous un mystère. Et cette fois, ce n'est pas tout à fait de la faute du Père Brown (1).
(1). Nous ne voulons pas agacer nos lecteurs, toutes les fois que nous affirmons qu'une traduction est mauvaise, par de fastidieuses listes de contre sens. Bornons nous à un exemple: p. 241, Mme Maury fait dire a Brown : « Comme [Lord Darnaway] était instruit, il n'ignorait pas qu'il n'y eut jamais de pape Jean. » Lord Darnaway et le Père Brown seraient de fameux « primaires » s'ils disaient cela, car il n'y eut pas moins de vingt-deux papes du nom de Jean ! Mais c'est Mme Maury qui est responsable, car Chesterton a parlé de la papesse Jeanne.

Régis Messac
Les Primaires, n° 33, sept. 1932

Lien : https://www.regis-messac.sit..
Commenter  J’apprécie          20



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}