Notes de ma cabane de moine

En général les hommes estiment d’abord les amis riches, ou aussi ceux qui leur manifestent de la bienveillance ; on n’aime pas nécessairement la bonté ou la droiture. Quant à moi je préfère la musique ou la nature à des amis comme ceux-là. Les serviteurs de ce monde donnent leur dévouement à la mesure des salaires qu’ils reçoivent et ils honorent surtout ceux qui les comblent de bienfaits. De plus on a beau les entourer et avoir pitié d’eux, ils n’estiment pas la joie d’être tranquilles et sans soucis. Aussi en ce qui me concerne, je préfère être mon propre domestique.
Si j’ai quelque chose à faire, naturellement je me sers de mon corps. Bien que ce ne soit pas toujours facile, cela est plus agréable que d’avoir avec soi un aide dont il faut se soucier. De même, si je suis dans l’obligation de marcher, il faut bien que je me serve de mes jambes ; cela peut être pénible, mais pas autant que d’avoir souci d’un cheval, de sa selle, d’une vache et de son attelage.
Maintenant, je divise mon corps en deux pour deux sortes d’activités. Mes mains sont mes esclaves, mes pieds sont mon véhicule, et pieds et mains satisfont mon cœur. Le cœur, lui aussi, connaît les souffrances du corps, et dans les périodes pénibles, il le laisse en repos sans s’en servir ; lorsqu’au contraire se trouve plein d’entrain, le cœur s’en sert. Bien qu’il en use, il ne lui arrive pas d’en abuser. Et si le corps est las et indolent, le cœur ne s’irrite pas. De plus, le fait de toujours marcher, de faire sans cesse de l’exercice, est une condition de la santé du corps. Du reste comment pourrait-on se contenter d’un repos sans but ? Faire souffrir autrui, créer des ennuis à son prochain, voilà des actions coupables. Comment dont pourrais-je emprunter les forces d’autrui ?
Il en est de même pour ce qui du vêtement et de la nourriture. Recouvrir ma nudité d’objets de rencontre, un tissus grossier pour vêtement, une literie quelconque la nuit, manger des pousses de roseaux de la plaine et des fruits d’arbres des sommets, cela suffit au fond pour entretenir ma vie. Comme je ne fréquente personne, je n’ai pas à sentir l’humiliation de ma misérable allure. Ma nourriture étant rare, elle me paraît délicieuse, bien qu’elle soit très ordinaire. Si je raconte ces choses, ce n’est pas pour essayer d’impressionner les riches qui vivent dans le luxe et les plaisirs ; c’est seulement pour comparer, en moi-même, ma vie d’autrefois et mon existence actuelle, tout simplement.