J'abandonne un instant une existence que je considère comme "normale", où l'on ne se pose pas en permanence la question du toit, du repas, de l'eau, pour entrer dans la vraie vie. La vie des autres, de la majorité des autres, où le quotidien s'arrange de la faim, de la rue, de la vermine, de la maladie, de la mort.La misère est partout palpable. Pas la petite misère qui ressemble à la pauvreté, mais la misère comme un destin, un enfer commun. Ce qui me frappe le plus, ce sont ces enfants qui dorment sur les trottoirs, les petits corps recroquevillés sur l'asphalte ou la terre battue. C'est une chose très différente de savoir et de voir.
Il ne ressemble pourtant pas aux garçons du quartier, qui s'infligent cette tâche obsédante, inutile et nuisible de veiller à l'honneur des soeurs qui ne leur demandent rien.
L'air est aussi plus doux qu'aujourd'hui, les gens moins craintifs, les crises n'ont pas ruiné la confiance que l'on peut se porter. Dans les années qui suivent, la relégation et la misère nécrosent le tissu. Il durcit.
Plus tard, j'ai appris que les images de la libération de Paris que l'Histoire a conservées sont des mises en scène, tournées après coup. C'est que les soldats qui sont entrés les premiers dans la ville n'étaient pas blancs. Des libérateurs nègres, les mémoires n'en voulaient pas. A moins qu'elles ne se soient méfiées des nègres eux-mêmes. D'une montée soudaine de fièvre nègre libératrice. Enfin, quoi qu'il en soit, il a fallu refaire la prise. Blanchir tout ça.
Mon père est un homme démuni. Il n'a rien, rien de ce qui se possède, rien de ce qui s'hérite, rien de ce qui se gagne. Tout ce qu'il a, c'est beaucoup de mal à trouver du travail. Et quand il en trouve, il le perd. Mon père ne compte dans ses propriétés que des biens immatériels, difficilement négociables. Ainsi, il est élégant.
Je m'applique à encaisser. On boxe à cette condition: l'autre ne doit jamais savoir que vous venez de prendre un coup. Quand je m'entraîne, surtout, j'arrête de penser. Je me bats l'esprit aux abonnés absents. Je n'entends plus que mon corps, le tressaillement des muscles. Je m'exerce à tolérer la douleur, à passer les seuils. Ce mal-là, j'en veux bien, je l'ai choisi.
J'aimerais que celle ou celui qui lira ce petit livre mesure ce qu'il a de déchirant. Il est mon au revoir à ceux que je laisse sur le quai. Il est mon au revoir à mon enfance de petite fille noire en collants verts qui dévale en criant les jardins de Ménilmontant...
J'aimerais que celle ou celui qui lira ce petit livre mesure ce qu'il a de déchirant. Il est mon au revoir à ceux que je laisse sur le quai. Il est mon au revoir à mon enfance de petite fille noire en collants verts qui dévale en criant les jardins de Ménilmontant...
Rien ne ressemble plus à un délire paranoïaque qu'un discours raciste.
A défaut d'avoir une mère à la maison, nous avons un exemple sous les yeux. Au cas où nous risquerions de l'oublier, elle nous le rappelle sans arrêt. Elle a toujours raffolé des sermons, elle nous le rappelle sans arrêt. Nous pourrons vieillir, elle n'y renoncera jamais. Le sacrifice fait partie de ses grands thèmes : elle a gâché sa vie pour nous, elle aimerait bien que nous en prenions de la graine. Je ne dis rien, mais pour ma part, c'est non. Sa propension à l'héroïsme me terrifie. Je veux une vie à moi.