J'explique à Camus que c'est en lisant L'Etranger que j'ai compris qu'il est un "grand écrivain". C'est pourquoi, rentrant à Londres, je lui demande de rédiger un papier.* Il répond : "ce n'est pas un texte courant, car je pense que les gens d'Alger ont besoin d'être alertés sr des problèmes qu'ils ont l'air d'ignorer ou de négliger. Ils s'imaginent qu'avant tout nous avons besoin de l'annonce de la Libération. Nous sommes déjà des hommes libres puisque nous avons choisi la Résistance. Parce qu'il n'y a d'autre hiérarchie entre nous que celle du courage, nous en possédons autant qu'eux. Surtout les membres des assemblées, de l'administration et du gouvernement croient que nous attendons des libérateurs pour devenir libres. Non, la Résistance a besoin d'armes et d'argent.
* Malheureusement, ces différents textes n'ont pu être retrouvés dans les archives du BCRA ou dans les archives personnelles de Daniel Cordier.
Il (Sartre) me présente d'un signe de tête et nous nous serrons la main. Camus (c'est lui !) a le visage fermé, peut-être parce que comme moi, il mesure l'extraordinaire folie de cette présentation de deux résistants au milieu des regards attentifs d'une foule truffée de collaborateurs malveillants.
Parmi tous les écrivains, il y en a un que je souhaite faire connaître à Londres. Je l'ai découvert l'été précédent. Pour rentrer à Paris, j'avais acheté par hasard, dans la gare, un ouvrage assez court qui venait de paraître à la NRF. Du fait de sa faible épaisseur, il me semblait pouvoir être lu avant l'arrivée à Saint-Lazare. C'est comme cela qu'en moins d'une heure, je suis devenu un inconditionnel d'Albert Camus.
Ce premier jour de ma liberté, je l'ai vécu sans projet et surtout, sans avenir...
Hélas, je dois avouer qu'en dépit de tout, je n'ai pas honte d'être vivant : pire, je suis heureux de profiter de la douceur de l'air, de la violence de la lumière et surtout du bonheur de la liberté.
C'est la foule qui toujours essaie que ses chefs ne la trahissent pas.