Il n'y a que des victimes et des bourreaux sur cette Terre, crois-moi.
Et les uns comme les autres ne cherchent qu'à fuir.
Pour rechercher leur part manquante.
(p. 17)
La vie, ta vie, c'est cette grande pièce ouverte, avec tout, ou presque, à portée de main. […] Ce que tu as construit est là, devant toi. Conjoint, enfant, amis, loisirs, travail. Tu es dans cette pièce, tu vis dans cette pièce. Quand la pièce te semble trop étouffante, tu t'enfuis. Sinon, tu y restes. Tu ne sais même pas qu'il est possible d'ouvrir la porte, et de bâtir ailleurs. En revanche, ce que tu sais, c'est qu'il y a un rideau rouge, là, au fond. Un foutu rideau tiré sur ce qui semble être les coulisses de ta pièce. Les recoins un peu cachés, honteux, de ta vie ou de tes pensées. On peut lire en toi comme dans un livre ouvert, mais personne ne connaît les paragraphes honteux, barrés, gommés, jetés à la corbeille. Tes pensées inavouables, tes désirs immoraux sont cachés derrière ce fichu rideau rouge. Le rideau te dit : « Ok, tu penses ça, ça et ça, mais je garde tout ce bordel bien planqué, hein, faut que personne ne le sache, et surtout, il ne faut pas que TU le fasses. » C'est le lieu des fantasmes, des interdits. Un psychanalyste dirait que c'est le lieu du Ça.
La vie, c'est cette grande pièce ouverte avec un rideau rouge au fond, et tu n'as qu'une envie, c'est d'ouvrir ce rideau rouge, car rien n'est jamais plus attirant qu'un interdit.
La grande balance du monde tient en équilibre grâce au va-et-vient constant entre l’état de victime et celui de bourreau.
l serait un promeneur, un randonneur dans le village.
Il hésita à laisser un mot à Lucie, puis se rétracta. Cela n’avait aucun intérêt. Il ferait l’aller-retour jusqu’à la Butte au Diable et à 15h30 ou 16 heures, il prendrait la route en sens inverse. Au pire, il serait de retour pour 17 heures. Lucie ne remarquerait même pas son absence.
Il prit ses clefs de voiture, démarra.
Il ne pouvait pas se douter qu’il ne serait pas de retour pour 17 heures.
Ni plus tard dans la soirée.
Ni le lendemain.
Ni les jours suivants.
Que Lucie et Gaspard seraient inquiets, très inquiets. Mais qu’à l’inquiétude succéderaient bientôt le dégoût, la honte, et la haine.
Mais ces sentiments ne s’ancreraient pas aussitôt. D’abord, ils auraient une sensation de chute. Et de vertige. Une sensation terrifiante.
Celle d’avoir côtoyé, toute leur vie durant, un inconnu doublé d’un monstre.
Devoir tout reconstruire ailleurs impose de dynamiter notre vie actuelle. Et un bâton de dynamite reste un bâton de dynamite. On préférera toujours les résignations quotidiennes à la grande explosion brutale. Même si le quotidien est insupportable.
Il est faux de dire que ce qui réunit les êtres, les rend meilleurs, s'appelle Amour. C'est tellement furtif, illusoire. Ce qui les réunit, les lie à jamais dans un sentiment vrai, c'est l'absence. Elle et elle seule.
Cinq années. Cinq années passées à Caucriauville. Cinq années à vivre comme des zombies, hantés par le fantôme de leur fille. Cinq années qui avaient scellé la fin de leur couple. La disparition de Mélissa était trop lourde à supporter. Ils culpabiliseraient.
Tout le monde est innocent.
Crois-moi.
Tout le monde.
Pas de coupables.
Pas de gentils et de méchants.
Seulement des victimes et des bourreaux.
Des victimes et des bourreaux, seulement cela.
Tu veux que l'on s'occupe de toi ? Sois une victime. Tu veux obtenir quelque chose de quelqu'un ? Sois un bourreau.
Le monde se divise en deux catégories.
Bourreau et victime.
Et tu es l'un et l'autre.
L'un puis l'autre.
Dans tout ce que tu fais de ta fichue vie