Pour que la révolution s’instaure, il faut que le peuple en ait le désir ; ce n’est pas lorsqu’une poignée de privilégiés la provoque qu’elle peut aboutir artificiellement.
Il percevait toujours le monde au moyen de ses sens, mais les sensations qu’il recevait de ses organes olfactifs et visuels, auditifs et gustatifs, tactiles, étaient comme passées à travers un filtre. L’univers s’éloignait, son esprit ne réagissait plus aux stimuli extérieurs, son corps s’ankylosait.
Deryme fixa quelques compensateurs de gravité sous les aisselles et sur les hanches du dormeur ; tout le monde possédait de ces gadgets en réserve, car en Marcom, il n’y avait plus de main-d’œuvre pour effectuer les sales besognes depuis que les travailleurs immigrés avaient été expulsés. « Plus d’étrangers, plus de racisme », avait été le slogan de la campagne en faveur de cette mesure.
Le Marcom est une belle taupinière ! L’individu est emmuré dans le confort imbécile dont tu parles. Nous sommes devenus des tubes, aspirant la nourriture par un bout, la restituant par l’autre. Mais que résulte-t-il de ce passage ? Rien. Aucune transformation ne se produit à partir de cette captation d’énergie. Tu ne crois pas qu’il serait préférable de laisser les citoyens de la Communauté s’exprimer librement, pour inventer l’art d’aujourd’hui ?
Défense de rêver le long des murs
Au nom de l'ordre et de l'équilibre, vous avez condamné la population du Marcom au sommeil ! Pourquoi ne pas fixer les conditions météorologiques une fois pour toutes ? interdire les mutations chez les virus ? produire de la nourriture en pilule et des bébés en moule ?
— Vous êtes en règle, mais je ne vous conseille pas de vous baigner à cette heure-ci.
— Pourquoi, le vent ne dépasse pas la force 2, la marée est de morte-eau et je n’entre pas dans les périodes réservées au ski nautique, à la pêche sous-marine ou à la voile ? J’obéis donc à toutes les normes de sécurité.
— Exact ! Pourtant, vous oubliez un détail : il n’y a plus de patrouille de sauvetage entre deux heures et sept heures du matin. Je ne peux pas prendre le risque de vous autoriser ce bain.
Mais il avait oublié de régler l’intensité lumineuse de la pièce aux fenêtres murées. Il dut se relever pour la diminuer légèrement et y adjoindre une tonalité bleutée qu’il estimait favorable à la méditation, pestant comme d’habitude au sujet de la domotique qui ne résolvait pas tous les problèmes d’asservissement au quotidien ; malgré la complexité des circuits électroniques installés dans son appartement, il y avait toujours un moment où il fallait transformer ses souhaits en actes physiques ; surtout depuis que les travailleurs étrangers avaient été chassés du Marcom, lors de la scission.
En proscrivant toute relation féminine, il espérait trouver des satisfactions supérieures dans le renoncement et jouir en constatant que les provocations pornographiques les plus naturelles avaient moins d’effet sur lui que les stimuli factices qu’il pouvait s’offrir. Jadis, il avait rêvé parvenir à un déphasage total de ses réactions sexuelles, en combinant systématiquement les films, les images érotiques à des musiques, à des repas, à des odeurs, afin de parvenir à éjaculer en écoutant un quatuor de Brahms ou en dégustant une recette d’Alexandre Dumas. Mais, depuis son échec avec Elsa, il rejetait sa virilité et ces subterfuges ne l’émoustillaient plus qu’intellectuellement.
Ce n’est qu’un début. Je suis certain que demain nous pourrons offrir à tous les marcom’s, sans distinction de compte crédit, le privilège de vivre chez eux sept fois plus longtemps qu’ils n’auraient pu l’espérer avant la fermeture des frontières.