AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de oiseaulire


Magnifique album illustré de David B.
Une oeuvre forte et mystérieuse. le graphisme en noir et blanc est appuyé, musclé, fascinant.

L'oeuvre est difficile, aussi je laisse la parole à Marius Chapuis du journal LIBERATION, qui en donne quelques clés de lecture.

LES ELLIPSES SOLAIRES DE DAVID B.
Par Marius Chapuis Journal Libération
— 3 octobre 2019 à 09:31

Le cofondateur de l'Asso revient avec «le Mort détective», une enquête policière oubapienne composée uniquement de têtes de chapitre. Un livre passionnant qui teste les limites d'une narration par le fragment et questionne ainsi le geste de lecture.

La quatrième planche, et donc le quatrième chapitre, du «Mort détective» de David B.
La quatrième planche, et donc le quatrième chapitre, du «Mort détective» de David B.David B·L'Association
L'ellipse, c'est le nerf de la guerre en bande dessinée. Matérialisée par un espace laissé vacant, par ce blanc qui sépare deux cases, elle sert à faire rire, à représenter le temps qui passe, à insuffler du mouvement à une image fixe, à caractériser un personnage, à rythmer des séquences ou simplement à s'épargner de longues et laborieuses descriptions.

A chaque fois, l'auteur part du présupposé que le lecteur parviendra à reconnecter les deux cases pour formuler un récit. David B., lui, s'amuse au contraire à rudoyer le lecteur à coups d'ellipses, son nouveau livre se positionnant au bord du point de rupture où l'on ne parviendra plus à combler les blancs. «Dans le Mort détective, je voulais étirer le chewing-gum le plus possible, jusqu'à ce qu'il casse. Tester les limites de l'ellipse», dit le cofondateur de L'Association. Sur le papier, ça donne une enquête policière dans un format à l'italienne où chaque illustration occupe une pleine page et se voit attacher un titre calligraphié et une phrase d'accroche nébuleuse. Une histoire dont on n'aurait que les têtes de chapitres, en somme.

A la première page, un squelette détective en robe de chambre sirote un verre lorsqu'il se voit notifier une nouvelle affaire : «Les écorcheurs sont de retour.» En page 2, l'enquête est déjà bien lancée et le mort éclaire la première victime, un nain pendu et pelé. Une ellipse plus tard, on retrouve le mort saoul et flanqué d'une fille aux cheveux tentaculaires dont les mèches tiennent mille poignards. Au-delà du côté toujours réjouissant de l'écriture sous contrainte, le livre fascine par la façon qu'il a d'interroger quelque chose qu'on tient pour ­ installé : le geste de lecture. Devant ces pages-ruptures, l'esprit turbine pour tenter de rétablir une narration traditionnelle, pour combler les blancs laissés par l'auteur et sauver la sacro-sainte continuité. Une difficulté qui va croissant puisque, progresser dans le livre, c'est accumuler les situations d'incompréhension et reconsidérer en permanence ses analyses précédentes. Une tâche absurde qui succombe au lâcher-prise.

Plutôt que chercher à tout rationaliser et tirer des fils trop longs et fragiles entre les pages, l'esprit se fait aussi vagabond que l'oeil et se «contente» de recréer un environnement autour de chaque scène, ses immédiats avant et après. le surgissement d'un indice venant rallumer la mécanique logique pour tenter de percer le mystère.

On s'abandonne d'autant plus volontiers dans le dédale du Mort détective qu'esthétiquement, on y retrouve notre David B. préféré, celui très noir et dense des Incidents de la nuit, sous influence Edward Gorey et Odilon Redon. «Jules Verne plutôt, corrige l'auteur. Ce livre, il vient des moments où, enfant, je feuilletais Verne sans le lire, parcourant le récit au travers des gravures des éditions Hetzel. Je me contentais de lire la petite légende de chaque gravure et je me faisais une histoire dans ma tête. Rien qu'à la récurrence des personnages, on distingue qui est le héros, qui sont les méchants. D'où ces personnages complètement fous du Grand Vieillard qu'on ne voit toujours que par morceaux, de sâdhu sadique… En progressant dans l'écriture, je me suis rendu compte qu'il fallait des rappels de personnages, qu'ils reviennent de façon régulière pour qu'on ne perde pas trop le fil d'un livre qui vient d'abord du dessin, d'idées graphiques. de l'envie de représenter une jungle, une pieuvre ou de mettre en image une expression populaire. "Sans queue ni tête", par exemple, ça suscite tout de suite des images chez moi.»

Grand livre sur la rupture, le Mort détective a une histoire éditoriale aussi hachée que son récit, puisque les dix premières pages remontent à près de quinze ans, servant pour le lancement de l'éphémère revue Black. Malgré son caractère expérimental, le livre s'inscrit très naturellement dans l'oeuvre de David B., par sa façon d'interroger une nouvelle fois la façon de raconter les histoires. L'Ascension du Haut Mal creusait la forme autobiographique ; Hasib, les récits gigognes des Mille et Une Nuits ; tandis que les Meilleurs Ennemis, réalisé avec l'universitaire Jean-Pierre Filiu, travaillait le récit à partir d'un matériau historique et factuel.

On peut aussi regarder l'écriture du Mort détective comme une déclinaison radicale des fragments de rêves que l'auteur livrait, il y a près de trente ans, dans l'important le Cheval blême. A la différence que, cette fois, c'est au lecteur d'aller creuser son propre imaginaire pour nourrir le livre. «C'est vrai que d'habitude, j'occupe beaucoup l'espace dans mes livres, en les remplissant de mon imaginaire et mes références. Cette fois, je laisse la porte ouverte.»

Marius Chapuis
LE MORT DÉTECTIVE de DAVID B.
Commenter  J’apprécie          162



Ont apprécié cette critique (15)voir plus




{* *}