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Critique de boudicca


Lucius Shepard, Michael Bishop, Geoff Ryman... Des noms qui ne vous diront peut-être rien et qui sont pourtant ceux de très grands auteurs américains réunis pour la première fois au sommaire de ces « Continents perdus ». Dirigé par un certain Thomas Day que l'on découvre ici aussi talentueux anthologiste qu'écrivain, l'ouvrage figure sans aucun doute parmi les plus belles anthologies qu'il m'ait jusqu'à ce jour été donné de lire. Chacune des cinq nouvelles se révèle ainsi être une véritable pépite, exceptionnelles tant par leur qualité littéraire que parce qu'elles sont la preuve irréfutable que les littératures de l'imaginaire ne sont pas là uniquement pour servir de divertissement passager ou d'évasion mais peuvent aussi faire réfléchir, dire autrement certaines réalités de notre monde et de notre époque. le lecteur se retrouve donc à arpenter des sentiers rarement empruntés et se laisse entraîner avec tour à tour effroi et émerveillement vers chacune des différentes destinations prévues par les auteurs. Ce n'est pas pour rien que l'ouvrage s'articule autour de la thématique du voyage !

Si dans toute anthologie certains textes ont forcément a souffrir de la comparaison avec leurs voisins, ce n'est absolument pas le cas ici : chaque nouvelle séduit, interpelle et intrigue le lecteur qui se laisse plonger avec joie dans ces histoires toutes aussi soignées et habilement conçues les unes que les autres. « Le Prométhée invalide », nouvelle ouvrant l'anthologie, est sans doute celle qui offrira le moins de dépaysement aux lecteurs occidentaux puisqu'elle prend place dans une Europe du début du XIXe ravagée par les guerres napoléoniennes peu après la défaite de l'empereur à Waterloo.Walter Jon Williams nous y invite à imaginer ce qu'il serait advenu de la relation entre Mary Shelley et Lord Byron si celui-ci n'était pas né avec un pied de bot et, au lieu de se consacrer à la poésie, avait ainsi pu embrasser une carrière militaire. Une uchronie originale mettant en scène une Mary Shelley fort convaincante et sur laquelle on sent planer l'ombre de son chef d'oeuvre, son « Prométhée moderne ». Une parfaite entrée en matière donc, qui ne manquera pas de rappeler de bons souvenirs aux amateurs de Tim Powers et de son excellent roman « Le poids de son regard » qui mettait déjà en scène la plupart des protagonistes présents ici.

Après l'Europe, place à l'Arctique où se retrouve stationné un scientifique à l'heure de la seconde guerre mondiale. Mais comme le conflit semble loin vu de ces terres froides et isolées ! Ian R. MacLeod dresse avec « Tirkiluk » le portrait d'une contrée désolée dont on découvre avec curiosité la faune et les coutumes des rares habitants, le tout sur fond de mythes esquimaux. Dépaysement garanti ! C'est ensuite au tour de Lucius Shepard de faire son apparition, seul auteur dont j'avais déjà lu quelques textes et qui m'avait complètement séduite avec son recueil « Aztechs ». La magie ne tarde pas à opérer à nouveau avec « Le train noir », nouvelle qui nous entraîne cette fois du côté des États-Unis puis plus loin encore, vers le Delà, une contrée située hors de l'espace et du temps et accessible uniquement aux vagabonds à qui elle offre une nouvelle vie. Mais quel genre de nouveau départ peut bien offrir cet étrange pays dont les habitants eux-mêmes ne savent rien ? Comme dans la plupart de ses écrits, Lucius Shepard se plaît à maintenir protagoniste comme lecteur dans le doute et les différentes théories évoquées concernant la nature du lieu sont à ce propos particulièrement intéressantes. On peut également saluer la fertilité de l'imagination de l'auteur en ce qui concerne la faune peuplant ce Delà, rempli de créatures plus surprenantes et terribles les unes que les autres.

Passons pour finir aux deux nouvelles qui constituent à mon sens les meilleures de cette anthologie car porteuses d'un souffle et d'une intensité que je n'avais jusqu'à présent que très rarement rencontrés. Récompensé en 1985 par le World Fantasy Award, « Le pays invaincu » de Geoff Ryman nous entraîne cette fois en Asie, et plus spécifiquement dans un Cambodge fantasmé mais où plane malgré tout l'ombre de la guerre et du génocide. L'auteur y met en scène Troisième, jeune paysanne qui va voir sa vie bouleversée par la guerre et la misère. Un personnage d'une force admirable et dont les épreuves et la résignation émeuvent le lecteur qui ressent au plus profond la détresse de la jeune femme, et au delà celle de tout un peuple. Enfin, Michael Bishop nous offre avec « Apartheid, Supercordes et Mordecai Thubana » une nouvelle d'une puissance incroyable qui me hantera probablement très longtemps. Dernière destination ? L'Afrique sous le régime de l'Apartheid, un rappel époustouflant que les littératures de l'imaginaire peuvent très bien participer elles aussi au « devoir de mémoire ». Embarquez donc à bord de l'autobus 496 au côté de Gerrit Myburgh, afrikaner ordinaire qui va voir toutes ses certitudes ébranlées par sa rencontre avec le posé et cultivé Mordecai Thubana et sa découverte du traitement réservé dans les geôles de la police aux « terroristes » noirs. Glaçant, révoltant, bouleversant, nécessaire.

Thomas Day nous offre avec « Les continents perdus » une anthologie exceptionnelle mettant en lumière une littérature de l'imaginaire bien plus complexe et consciente des réalités de son temps que certains seraient tenté de le croire. Une expérience de lecture inoubliable et une rencontre avec des auteurs dont j'entends bien poursuivre plus avant la découverte. Quoi de mieux, pour finir, que cette citation de Nicolas Bouvier qui clôt la préface de l'ouvrage et mettra également un terme à cette (très) longue critique : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait. »
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