AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Dandine


Quand on ne se sent pas bien, louer a domicile un fin conteur d'histoires, ou ouvrir un livre. C'est Alfred Doblin qui m'a confie ce grand secret, cette grande recette: “Puisque vous ne voulez pas me dire ce que vous avez, moi je vais vous raconter une histoire […] Feu mon pere nous a raconte bien des choses […] nous etions sept gueules affamees, et quand il n'y avait plus rien a manger, il nous racontait des histoires. Ca ne vous cale pas, mais on oublie”.


L'histoire que m'a raconte Doblin peut etre resumee brievement: un bagnard se libere de prison et se jure de devenir honnete, mais sans bien s'en rendre compte il s'allie bientot a de petites frappes et retombe. Retombe? C'est la descente aux enfers.


Oui, mais comment il raconte cette histoire! Il y mele (pour comparer? Pour monter en epingle le destin tragique de son heros? va comprendre…) des reminiscences bibliques, Abraham s'appretant a immoler son fils Isaac, les malheurs de Job, et des relents de mythes grecs, Oreste tuant sa mere pour venger son pere, et je passe des allusions litteraires plus modernes.
Mais ce n'est pas seulement l'histoire du principal personnage, mais aussi celles de tous ceux qu'il rencontre, qu'il frequente, qui l'entourent. L'histoire du petit peuple berlinois pendant la difficile periode de Weimar, fin des annees 20. Leurs solutions, leurs petites manigances, pour survivre. Un petit peuple agglomere dans les quartiers defavorises de Berlin-Est, autour de l'Alexanderplatz. Une melee ou deja les affrontements politiques entre social-democrates, communistes et national-socialistes sont exacerbes, sont devenus physiques. Et comme toujours dans ce genre de climat social de crise, une petite delinquence qui explose.


Berlin, ce Berlin-Est, est aussi un heros a part entiere. Minutieusement decrit, ses places, ses grandes arteres, ses ruelles, les batiments qu'on demolit, les reconstructions, les magasins, les vendeurs ambulants, les promeneurs, les prostituees aux coins des rues, ses cafes et ses gargotes, un bourdonnement incessant, un tumulte, une musique que seuls les tramways qui passent arrivent a couvrir. Une exaltation de Berlin.


Ca c'est pour le fond. La forme, elle, est ce qu'il y a de plus deconcertant, mais aussi de plus fascinant dans ce livre. Il n'y a pas de suspense. Ce qui va arriver est annonce d'avance. Et des le tout debut, et ensuite par des titres-resumes a la tete de chaque chapitre. Mais loin de dissuader le lecteur, Doblin cree avec lui une sorte de complicite, en l'interpellant de temps a autre. Car il se dedouble, il est des fois l'ecrivain omniscient, des fois un narrateur externe, pas neutre, mais plutot aussi complexe que les heros qu'il suit, dejouant les frontieres entre honnetes gens et delinquants, a la maniere de Brecht, changeant d'attitude envers eux au gre des pages, tantot augurant leur futur, tantot compatissant leurs malheurs, tantot les invectivant, les sermonnant. D'autres fois, ce sont les heros qui se devoilent, se racontent eux-memes. Et a chacun sa verite. le lecteur ne peut pas toujours verifier, mais il peut choisir, ou tout gober en bloc.


Et Doblin infiltre dans son texte des articles de journaux, des fait-divers, des nouvelles boursieres, des itineraires de trams, des annonces et des publicites de magasins, des bulletins meteorologiques, des chansons populaires, des descriptions detaillees d'avancees scientifiques, qui s'enchevetrent avec des dialogues vertigineux et des imprecations du narrateur excede, sans que toujours les points, les virgules ou les tires viennent a l'aide du lecteur. D'apres mon experience, le lecteur lambda apprend rapidement a s'orienter tout seul dans ce fatras, cet amas d'informations, ce caleidoscope qui permet differentes facons d'apprehender la realite, simultanement toutes. Et comme moi, il tirera tres vite un enorme plaisir de sa lecture. Parce que oui, c'est un livre facetieux, plein d'anecdotes piquantes, etonnantes, comiques ou pathetiques, qui se suivent a une allure de film d'action hollywoodien, plein d'un humour corrosif qui sert a denoncer les pires travers de la societe, plein de trouvailles stylistiques qui en font, pour moi du moins, une des pierres angulaires de la litterature du 20e siecle.


Berlin Alexanderplatz m'a tres vite accapare. Il a fini par me ravir. C'est un regal. C'est vrai aussi qu'il demande un petit effort, mais si j'ai un conseil a donner, courez, courez, mettez-y un peu de coeur, courez pour l'attraper avant qu'il ne monte sur le tram et disparaisse dans les deviations des a lire et des pense-bete. Vous l'avez chope? A la bonne heure! Ouvrez-le. Il vous donnera du bonheur.


P.S. C'est une relecture. Evidemment, avec le temps passe, je ne peux rien dire de l'ancienne traduction. J'ai trouve la nouvelle, d'Olivier le Lay, splendide.


Commenter  J’apprécie          7316



Ont apprécié cette critique (63)voir plus




{* *}