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Critique de belcantoeu


Merci à Babelio et à la collection Essais Folio de m'avoir envoyé ce livre dans le cadre de la Masse critique. J'ai mis un peu de temps à le commenter à cause de l'organisation du pique-nique de Babelio mais aussi parce que ce livre est difficile à commenter sans un certain recul. Son auteur est un penseur original et novateur, militant révolutionnaire imprégné (mais aussi précurseur) des événements de mai 1968, qui s'appuie en partie sur les analyses de Marx et de Lukacs tout en mettant sur un pied d'égalité totalitarisme nazi et stalinien (p. 21), ce qui me rappelle ma visite à Riga de l'intéressant «Musée des deux occupations».
Debord est né en 1931 et mort en 1994 de néphrite alcoolique. Il a signé le fameux «Manifeste des insoumis» avant que ce terme (qui relève lui-même de la société du spectacle) soit recyclé récemment par un mouvement politique. Son «Commentaire» (1988) sur son livre «La société du spectacle» (1967), est un regard radical sur la société. Comment l'aborder ? C'est un classique de la pensée, comme les autres titres de cette collection, mais un demi-siècle plus tard, la roue a tourné et amène d'autres problèmes (chute du Mur de Berlin et des régimes communistes, terrorisme, réchauffement du climat, résurgence des nationalismes, etc.). Certains commentaires restent pertinents, d'autres ont vieilli car la société a changé, mais le tout reste une occasion de réflexion intéressante.
Dans le fil de la pensée marxiste, Guy Debord dénonce «le règne autocratique de l'économie marchande» (p. 14), sans avoir pu prévoir qu'après la publication de son livre, tous les pays à régime marxiste ont fini par adopter l'économie de marché à l'exception notable de la Corée du Nord qui n'est ni un exemple d'efficacité économique, ni un modèle de bien-être social. Il est vrai que de Staline à Pol Pot ou à Xi, on a fait dire n'importe quoi à Karl Marx, en évitant par exemple de rappeler que c'était un grand défenseur de la liberté de la presse, aspect de sa pensée soigneusement oublié par les régimes qui se réclament officiellement de lui.
D'un militant révolutionnaire comme Debord, il ne faut pas attendre une étude sociologique très nuancée, et je ne relèverai que quelques exemples pour l'illustrer. La liberté de la presse et son pluralisme ne semblent pas exister pour lui car les journalistes sont décrits comme les «employés médiatiques» des «maitres de la société » (p. 19). A-t-il oublié que Nixon a été forcé à la démission grâce à la liberté d'une presse indépendante ? de même, les savants sont «élus par les maitres du système» (p. 59), «La médecine n'a, bien sûr, plus le droit de défendre la santé de la population contre l'environnement pathogène, car ce serait s'opposer à l'Etat, ou seulement à l'industrie pharmaceutique» (pp. 59-60), et la « science officielle» «reprend les très anciennes techniques des tréteaux forains – illusionnistes, aboyeurs ou barons» (p. 61). Arrêtons-nous à ces exemples.
A part cela, Debord a souvent un regard lucide et précurseur. Un des meilleurs exemples de ce qu'il appelle la société du spectacle, et qu'on pourrait aussi appeler la civilisation de l'image, est le «spectacle» des campagnes électorales qui sont en grande partie vidées d'idées au profit du spectacle. Chacun se rappellera à quel point le score électoral de chaque candidat est fonction de ses qualités oratoires, et le débat à peine fini, les instituts de sondage proclament le gagnant du match. On oublie les idées, on retient les bons mots et on s'égosille du cafouillage devant les fiches qu'on ne retrouve plus ou d'autres moments forts du même genre. le passage de l'écrit à l'image est un passage à l'émotionnel et à l'immédiateté («Tout, tout de suite»). Les réunions électorales deviennent des spectacles avec sono et «vedettes américaines», orateurs chargés de chauffer la salle pour celui qui livrera quelques bons mots trouvés non pas par lui mais par des professionnels de la communication. L'émotionnel est en train de tuer la réflexion et l'esprit critique.
L'un des points où je me sépare de Guy Debord (p. 23), c'est qu'il y voit un «grand complot» des industriels, alors que pour moi, la situation est pire. Depuis que les chaines télévisées, même dites de service public peuvent vendre nos cerveaux aux annonceurs, le critère de programation d'une émission plutôt qu'une autre est l'audimat. Mais ce ne sont pas les industriels qui choisissent ce que regardent les téléspectateurs, ce sont ceux-ci. C'est un problème de société et d'éducation. On regarde la finale du «Mundial» où 22 hommes-sandwichs font la publicité de tel ou tel équipementier qui revend à prix d'or ses vêtements fabriqués souvent par des enfants du Tiers-Monde pour quelques centimes. Eux, on n'en parle pas, ça ferait tâche dans le spectacle.
Un économiste chinois me disait récemment que l'Europe était vouée à la décadence car la principale préoccupation des Européens sont le loto, le sport et les feuilletons à la télévision, les jeux des smartphones, les articles sur le dernier divorce d'une starlette de série B et l'âge de la retraite.
Ce que Debord n'a pas vu, et qui est également préoccupant, c'est la montée du nationalisme, du Brexit, du chacun pour soi, du moi d'abord, loin des idéaux de fraternité entre les peuples des bâtisseurs de l'Europe au lendemain des conflits. Trump lance une guerre commerciale avec ce qu'on ne peut donc plus vraiment appeler ses «alliés». Ce n'est plus le temps du Plan Marshall. Et pour la solidarité à l'intérieur de l'Etat, c'est la même chose : les malades et les personnes âgées deviennent des postes budgétaires sur lesquels il faut trouver des économies.
Après mes réflexions à la lecture de ce livre, voici quelques citations.
«Les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leur père» (p. 35).
La société est «fragile parce qu'elle a grand mal à gérer sa dangereuse expansion technologique» (p. 36).
«Jamais, il n'a été permis de mentir avec une si parfaite absence de conséquence» (Là, je trouve qu'il aurait dû réviser ses cours d'histoire) (p. 38).
La démocratie «veut être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats» (p. 40).
«Tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune place à la réponse» (p. 46).
La «paresse du spectateur est aussi celle de n'importe quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque argument d'autorité illogique» (p. 47).
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