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Critique de AnnaCan


« J'écris des livres, mais je voudrais qu'on me lise bien, je voudrais qu'on ne me dise pas d'être sympa, de faire la fille sympa, polie, qu'il faut faire attention avec mes phrases, qu'il ne faut pas donner l'impression aux gens que je leur crache à la gueule, alors que c'est exactement ce dont les gens ont besoin, qu'on leur crache à la gueule, qu'on leur explique que ça suffit avec la vie lamentable, puisque ça les tue la vie lamentable, puisque ça tue tout le monde la vie lamentable. »
Constance Debré, Nom

Dans la vie réelle, pour être tout à fait franche, je ne me sens pas très disposée à me faire cracher à la gueule. Mais en littérature, c'est différent. Pas par masochisme ou pour expier je ne sais quelle faute. Pour m'aider à penser. C'est à ça que servent les livres, selon moi. Au-delà de l'évasion, au-delà du divertissement, au-delà de la beauté, au-delà de la joie, du plaisir ou du déplaisir, au-delà de tout, les livres, c'est ce qui m'aide à penser plus loin. Constance Debré, que j'ai découverte avec Love me tender et Nom lus coup sur coup l'an dernier, fait partie des (rares) auteurs qui me font réfléchir. Réfléchir à la question que l'on devrait tous se poser en permanence et que, pourtant, on ne se pose jamais, avançant dans la vie comme un canard sans tête, la seule question qui compte au fond, celle à laquelle nous devrions consacrer la part la plus précieuse de notre temps : Comment vivre?

« L'éternité est là et moi je l'espérais. Ce n'est plus d'être heureux que je souhaite maintenant, seulement d'être conscient » fait dire Camus à Clamence dans La chute.
L'existence même, pas les conditions de l'existence, voilà ce qui intéresse Constance Debré, voilà ce qu'elle fouille, fore et creuse de livre en livre, faisant jusqu'ici de sa propre vie son matériau de prédilection, s'intéressant dans ce nouveau roman à une autre vie que la sienne, mais toujours s'efforçant de réveiller les consciences. Réveiller les consciences des somnambules effarés que nous sommes, nous accrochant « au hasard à n'importe quoi n'importe qui, au premier venu à la première proposition qui passe. » Nous et nos certitudes, la conviction d'être du bon côté, du bon côté de la morale, du bon côté de la société, nous qui n'avons rien à voir avec eux, les damnés de la terre, et certainement pas avec lui, celui auquel Debré prête sa voix dans Offenses, un de ces déshérités vivant des allocs et fumant du shit du matin au soir, un de ces jeunes qui voudraient s'en sortir mais n'entrevoient pas comment, un de ces « inutiles » dont la société ne sait que faire, un de ces paumés dont les autres, ceux qui s'en sortent (un peu) comme son frère aîné disent « Il va mal tourner » et voilà, ça ne loupe pas, il tourne mal, il assassine la vieille, la voisine du dessous, pour 450 euros, une « somme dérisoire » disent les nantis, les journalistes, le procureur, vous, moi, tout le monde. 450 euros contre la vie d'une vieille dame ? C'est d'autant plus absurde que la vieille était l'une des rares personnes qu'il aimait bien, et réciproquement. « Imbuvable exécrable forte tête méchante pas commode » dit tout le monde, disent tous ceux qui la connaissent, du concierge à son propre fils, ce fils qui ne lui parle plus depuis des lustres, d'ailleurs plus personne ne lui parle, ni son fils, ni sa belle-fille, ni ses petits-enfants qui habitent à deux pas, ni les voisins. Plus personne ne lui parle à la vieille, sauf lui.

« Ne croyez pas qu'il se dise innocent. Ne croyez pas qu'il se dise victime. Ne croyez pas qu'il s'absolve. Il est coupable, oui. Il est coupable d'avoir cédé, de ne pas s'être laissé écraser. Il est coupable de n'avoir pas été raisonnable, de ne pas être resté à sa place, celle qui lui a été échue. D'avoir dérangé l'ordre des choses. Il est coupable d'être tombé. »

Alors, qu'est-ce qui est le plus laid, le plus absurde? Lui qui égorge la vieille dans un moment… un moment de quoi au juste? D'égarement, de doute, de colère, de peur, de liberté ? Qu'est-ce qui est le plus grotesque, le plus pourri ? La vieille et sa petite vie minable, solitaire et rance? le dealer qui bien sûr ne fait aucune concession comme tout bon dealer qui se respecte, prêt à toutes les intimidations, à toutes les pressions pour recouvrer son dû? Qu'est-ce qui est le plus condamnable, le plus pourri? le fils, la belle-fille, les petits-enfants de la vieille qui « sont venus demander de l'argent sans honte oui sans honte d'être là au procès pour le fric. Sans honte de n'avoir jamais été là avant »? Qu'est-ce qui est le plus violent? L'expert psychiatre qui conclut, après une heure d'entretien à Fleury, que le jeune assassin qui passe ses journée à fumer et à jouer en ligne est un « personnage insignifiant »?
Qu'est-ce qui est le plus farcesque ? Les juges en grand apparat, l'avocat général « costumé dans la grande robe noir et rouge avec l'écharpe d'hermine mouchetée de noir comme les rois d'il y a mille ans », toute cette mascarade, toute cette pompe destinées à édifier, à masquer le vide qu'elles recouvrent? Car rien n'a changé depuis Pascal :
« Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire. (…) Mais n'ayant que des sciences imaginaires il faut qu'ils prennent ces vains instruments, qui frappent l'imagination, à laquelle ils ont affaire. »

« Quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie »
Camus, la chute

Un immense merci à Bernard (@Berni_29) de m'avoir fait confiance, et de ne pas avoir eu peur de se prendre des baffes, lui aussi. À deux, c'est plus facile.

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