Abolir le
nom de famille avec une persévérance liée peut-être à son pré
nom, c'est le travail de démolition que poursuit
Constance Debré dans son nouveau livre. Un bon coup de massue sur nos existences ordinaires.
Après son coming out lesbien raconté dans "
Play boy", après s'être dépouillée d'une carrière, d'une vie bourgeoise et interrogé l'amour maternel dans "
Love me tender",
Constance Debré nous invite à réexaminer nos idées sur la famille, siège de la folie, avec l'enfance et l'héritage.
Qu'on ne s'y trompe pas et quand bien même il est écrit à la première personne, "
Nom" n'est pas un livre sur l'auteur, sur ses proches ou sur la famille Debré dont le patronyme peut vite prendre la lumière. Évidemment,
Constance Debré y puise la matière de son livre, elle utilise les siens qui ont leur part de romanesque, mais elle évite justement la facilité d'en faire trop avec la célébrité, la politique, l'aristocratie ou la drogue. Ce n'est pas le sujet et elle annonce clairement la couleur en disant qu'elle aurait écrit le même livre « avec n'importe quels parents », « avec n'importe quelle enfance », « avec n'importe quel
nom. »
Le sujet, ce n'est pas non plus de régler ses comptes avec des proches, de faire le procès des Debré ou de critiquer la bourgeoisie même si elle ne lui fait pas de cadeaux, le sujet c'est : « Se barrer. Aller de plus en plus loin. Géographiquement ou sans bouger. Être de plus en plus seul. Aller vers la solitude. » Avec une colère froide et tranchante, elle s'attaque aux piliers sacrés de l'ordre social dans la position de quelqu'un que la vie ordinaire de ses semblables n'intéresse plus. « Il y a un moment où on est allé si loin dans le dégoût qu'on n'en a plus rien à foutre de rien. Qu'on s'en fout des autres. Que la douleur du monde on s'en fout. Que les pauvres on s'en fout. Que les gens qu'on aime on s'en fout. » Bien sûr, l'Histoire n'a pas attendu l'auteur pour apporter sa contribution à ces idées qui ne sont pas nouvelles, mais elle affirme son code d'honneur avec une telle détermination que les quelques facilités d'écriture trouvées ici ou là disparaissent derrière l'admiration. D'autant plus qu'on aurait tort de penser qu'elle est indifférente à ses contemporains ou aux événements.
Constance Debré écrit tout le contraire : « J'ai dit que je me foutais de tout mais ce n'est pas vrai. La vérité c'est que je suis le contraire de quelqu'un qui s'en fout. Tout ce que je fais c'est parce que je ne m'en fous pas. » Elle développe ensuite en expliquant que ce qui la gouverne, c'est la recherche de vérité, la lutte contre le mensonge, la nécessité d'être sérieux avec soi-même, le besoin impérieux d'écrire pour raconter la vie lamentable des gens quand bien même il faut leur « cracher à la gueule ».
Le livre est construit en miroir autour du récit froid et clinique de la mort du père de la narratrice pour souligner l'importance du personnage et éventuellement préparer le lecteur aux pages qui suivent, un manuel de destruction méthodique de la famille et de sa folie. Écrit à la première personne du singulier,
Constance Debré met son corps dans la page pour parler de l'enfance, de l'origine, de l'identité, pas pour célébrer ce qui est lié au déterminisme du passé ou aux choses qui ne sont pas choisies, mais pour illustrer une autre possibilité d'être, une vie libre pour exister ailleurs et autrement dans un mouvement plus heureux et plus vital. Cette voie implique arrachement, séparation, distance, solitude, férocité, colère, rage, toute une série de sentiments qui peinent à s'exprimer dans l'existence, mais qui trouvent leur place dans la littérature.
Il en est ainsi dans "
Nom", une écriture incarnée qui découle d'une impression d'écoeurement, d'impasse dans l'existence, dans la vie ou même dans le langage, une écriture portée par la colère ou le dégoût face à la bêtise ou l'hypocrisie, face à la vie lamentable, mais sans prétention révolutionnaire. Juste pour soi, pour changer ses habitudes, changer son rapport au monde, être sérieux et discipliné avec soi-même, perdre du pouvoir pour retrouver sa liberté, ne pas s'apitoyer sur son enfance, refuser l'héritage familial, se délester des biens matériels, dépouiller son intérieur, prendre de la distance, faire le vide… pour faire le plein.
J'ai beaucoup aimé cette radicalité dans l'écriture de
Constance Debré, cette détermination et cette efficacité, un pavé bien venu et courageux dans la marre de la littérature française contemporaine. le style anaphorique renforce le ton incisif, provoquant un effet de transe littéraire dans certains passages.
Constance Debré habite chacune des phrases qu'elle écrit, des phrases résolues, sèches et austères. Des phrases peu fleuries dont pourtant il se dégage une beauté saisissante, ascétique. Il lui semble plus aisé d'exprimer littérairement des sentiments durs tels la rage ou le dégoût, plus facile que des sentiments comme la tendresse ou l'amour. Néanmoins, j'ai trouvé des pages touchantes d'où émanait une forme de douceur en particulier lorsqu'elle écrit sur sa relation avec Camille, « on a dormi, elle était contre moi, elle prenait ma main, c'est ça qui m'a le plus étonnée, sa façon de dormir contre moi, des mois plus tard ça continue de me fasciner. »
J'ai finalement été frappé dans ce livre par le mélange de froideur et de recherche de sens, par la combinaison de brutalité et de transcendance. Car derrière l'histoire de la femme qui se sauve coûte que coûte pour ne pas devenir folle se dessine celle d'un être qui cherche un sens à l'existence, qui a un rapport religieux au monde. « Si je vis comme je vis, ce n'est pas pour mon petit confort personnel, c'est par rapport à l'ordre des choses, c'est parce que je dois faire ce que je fais, sinon le monde serait fou, voilà ce que je pense, que je sauve le sens du monde avec ma vie. »
Dans "
Nom",
Constance Debré explore son rapport au monde dans une littérature qui certes malmène, mais élève également. J'ai beaucoup aimé.