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Critique de Isidoreinthedark


Jonathan Dee fait partie de ces écrivains qui s'attachent à décrypter l'Amérique contemporaine, en dévoilant le dessous des cartes. « Les privilèges » dénonce avec malice la décadence de la nouvelle classe dominante du XXIème siècle, les ultra-riches, tandis que « Ceux d'ici » décrit la désillusion de la classe moyenne, frappée de plein fouet par la fin du rêve américain. Malgré un propos parfois corrosif, les romans de Jonathan Dee déroulent une intrigue de facture très classique, loin de la verve déjantée de Bret Easton Ellis.

Le dernier ouvrage de l'auteur, « Sugar Street », propose une exploration des nouvelles obsessions d'une société américaine menacée d'anomie. L'auteur renonce au classicisme formel de ses romans précédents pour nous plonger dans la psyché d'un homme blanc, sans nom, ni visage, qui fuit son ancienne vie. Roman sans intrigue, « Sugar Street » est le récit dérangeant d'une chute vertigineuse.

Le roman prend la forme d'un journal tenu par un inconnu paranoïaque, qui prend soin de ne pas divulguer d'informations susceptibles de révéler son identité. le narrateur a pris la route avec 168 548 dollars dissimulés dans sa voiture et décidé de fuir à tout jamais son ancienne vie. On devine qu'il est instruit et issu d'un milieu privilégié. L'homme a détruit sa carte d'identité, son permis de conduire, sa carte de crédit et son téléphone portable.

Soucieux de ne jamais être retrouvé, il abandonne sa voiture et s'installe dans une petite ville inconnue. Il loue une chambre dans « Sugar Street » auprès d'une jeune femme un peu marginale, Autumn, à qui il paye six mois de loyer d'avance en liquide. Il va s'attacher à mener une vie faite de simplicité et de dépouillement, une existence solitaire et déconnectée.

« Qu'est-ce qui vous relie aux autres ? Des instincts égoïstes, en grande partie. Ça et l'Internet. L'Internet ne manque pas autant que je l'avais imaginé. Il a duré un court moment, le sevrage de dopamine dont on parte tant, et puis il a disparu. »

Le narrateur reste mystérieux sur les raisons qui l'ont conduit à rompre avec sa vie d'antan. Son pactole est voué à se tarir peu à peu mais notre homme vit chichement, et ne s'inquiète pas outre mesure de la diminution inéluctable de son « trésor ». Il note tout de même consciencieusement à intervalles réguliers le montant qu'il lui reste, transformant cette somme en un sablier qui mesure l'inéluctable écoulement du temps.

Rester anonyme et incognito est désormais sa raison d'être. Eviter les caméras, payer en espèces, ne s'inscrire dans aucun lieu, qui à l'instar de la médiathèque locale exige une carte d'identité, garder un oeil sur sa propriétaire Autumn, apprendre par coeur le plan de la ville pour ne pas avoir l'air d'un touriste, notre homme n'a pas le temps de s'ennuyer.

Son destin rappelle celui de Gordon Comstock l'anti-héros du roman de George Orwell, « Et vive l'aspidistra », qui a décidé par conviction de renoncer à l'argent, sur lequel se referme le piège diabolique d'une pauvreté qui le conduit à se soucier en permanence de cet argent auquel il prétend avoir renoncé.

A l'image de Gordon, l'homme qui semble aspirer à une vie monacale et sans contraintes, est forcé d'user de mille ruses pour parvenir à préserver son anonymat et vit dans la peur constante d'être démasqué. Tout comme Gordon, il ne suscite aucune empathie et apparaît comme un être ontologiquement médiocre.

« Oubliez le systémique. Oubliez l'intersectionnel. Contentez-vous de faire ce que vous pouvez pour réduire les souffrances qui se déroulent sous vos yeux ».

Dans une certaine Amérique, la lutte des races a succédé à la lutte des classes. Ce changement de paradigme, Jonathan Dee l'a parfaitement intégré, et examine, à travers l'itinéraire d'un enfant gâté, l'un des piliers du mouvement woke, le racisme systémique dont seraient victimes tous les « non-blancs ». le narrateur est obsédé par sa couleur de peau et reste pleinement conscient, qu'après avoir tout abandonné, son métier, sa famille, son identité, sa classe sociale, il conserve le privilège associé à sa condition d'homme blanc. L'auteur reste évasif et peu clair sur le fond de sa pensée. Dénoncer la décadence des ultra-riches et décrire les illusions perdues de la classe moyenne est un exercice moins audacieux que d'appréhender l'idéologie des « éveillés ».

« Sugar Street » est un roman déroutant. En enfermant le lecteur dans la psyché tourmentée d'un narrateur antipathique, il déroule un récit étouffant et paranoïaque. La tentative d'évasion de son anti-héros d'un monde ultra-connecté et vide de sens fait mouche. En revanche, l'évocation du racialisme et de la violence policière pêche par son ambiguïté teintée d'ironie. Jonathan Dee n'est pas Don DeLillo, et peine à endosser le costume trop grand de l'exercice de style dans lequel il s'est lancé.

« Encore une chose, arrêtez ce putain d'Internet. Oubliez l'idée que tout se passe là. C'est une aire de jeux, un opiacé. Sa seule raison d'être est de veiller à ce que rien ne change ».
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