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Citations sur Espace fumeur (73)

Il avoue lui-même, le plus naturellement du monde, avoir écrit son manifeste dans une “chambrette d’hôpital” abreuvé de “forces cigarettes”. Imaginons-nous un écrivain antiraciste composant une ode à l’amour entre les peuples tout en matraquant des Noirs ? Un néonazi prier dans une synagogue ? Un prêtre homophobe prendre plaisir à chatouiller des petits enfants de chœur… ? Un ministre socialiste faire de la fraude fiscale… ? Dans le cas du scientifique scribouillard qui nous intéresse, il ne s’agit pas d’une contradiction, mais d’une réfutation par l’existence d’une position intenable, d’une doctrine absurde. 
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Les hommes et les femmes façonnés dans le marbre d’un tel caractère, du jour où ils décident d’en finir avec cette addiction, se comportent exactement comme s’ils avaient déménagé : la difficulté de l’arrêt, ils ne l’ont pas même entrevue. Leur parle-t-on de dépendance à la nicotine ? D’accoutumance psychologique ? D’habitus sociologique ? Ils haussent les sourcils, et soupirent d’un air hautain, suggérant que ces concepts, forgés par des personnes aussi hypocrites que les patrons de Marlboro, ne valent pas plus que des superstitions inventées par un sorcier alcoolique.
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L'idéal serait d’écrire, et donc parfois de démystifier, sans jamais accuser. De ne jamais imiter ceux qui prétendent annihiler le règne du tabac en convoquant une idolâtrie d’un genre nouveau (de la santé et du bio, de la méditation et du yoga, du sport et du soja). Car l’ancien fumeur est tout sauf un être libéré : c’est un homme éloigné, qui a renoncé à son addiction pour pouvoir en parler.   La cigarette a-t-elle seulement sa place dans l’espace littéraire ? Les conditions sont-elles réunies pour qu’elle puisse devenir un objet de l’écriture ? Je ne veux pas utiliser l’argument malhonnête consistant à dire, en introduction d’un essai, que personne n’a déjà parlé du sujet auquel on s’apprête à se confronter, mais il me semble que la cigarette occupe, en littérature, une situation pour le moins paradoxale : si elle n’a jamais été tue, congédiée ou omise, si elle n’a jamais été exclue ou bannie, si elle n’a jamais été vraiment indécente, c’est parce qu’elle a toujours plus ou moins rempli un rôle de figuration. La littérature, non contente de la tolérer, ne se prive pas de la convoquer, de l’inviter ou de la réclamer – sans jamais parler d’elle. Veut-on, dans une scène de roman, montrer qu’un personnage devient nerveux ? L’auteur lui fera fumer une cigarette. Veut-on évoquer la mélancolie de retrouvailles impossibles comme à la fin de L’Éducation sentimentale  ? Frédéric Moreau roulera une cigarette. Veut-on, dans L’Étranger , décrire l’ambiance d’une prison ? Meursault remarquera que la « punition » carcérale commence par l’interdiction de fumer. Veut-on que deux dandys discutent d’art ? Wilde les fera fumer dans The Critic as Artist . Veut-on que deux autres dandys soient victimes d’un malentendu à propos de quelque jeune femme et d’une identité secrète ? Ils échangeront leur boîte de cigarettes, chez le même auteur, dans The Importance of Being Earnest . Veut-on montrer qu’Aurélien souffre du départ de Bérénice ? Il allumera des dizaines de cigarettes sans jamais les finir.
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Baudelaire dit du drogué qu’au moment de savourer ses substances, il a tendance à se prendre pour Dieu. Le haschisch lui donne l’impression d’ouvrir une réplique de l’Éden, de mener son consommateur vers un état augmenté où les visions redoublent de vigueur, où l’enthousiasme se revigore, où la communauté humaine s’enveloppe d’une curieuse bienveillance. Le drogué cède même à la doucereuse illusion que le monde a été créé pour lui. Tel n’est évidemment pas le cas du fumeur : qu’est-ce qu’un paradis où j’accède vingt fois par jour ? Comment pourrais-je devenir Dieu en l’espace de cinq minutes, avant de retourner tranquillement à mes occupations toutes humaines ? La drogue fonctionne comme des montagnes russes (acmé intense et lendemain difficile), tandis que la cigarette obéit à un calendrier plus subtil, qui se greffe à celui du temps régulier : pour le fumeur, le quotidien est certes en soi imparfait mais point n’est question de l’abolir.
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L’évasion est définitive, la pause n’existe que pour renvoyer à la geôle. L’évasion sonne le glas de l’enfermement, la pause cultive les chaînons. L’évasion abolit la servitude, la pause la légitime et l’entretient. L’évasion sauve, la pause n’est rien d’autre qu’un pis-aller. À la fin d’une récréation, par exemple, aucun élève ne veut regagner la salle de cours mais personne ne songerait pour autant à s’enfuir. La pause, en réalité, se joue de mes ardeurs de fuite pour mieux les contrarier. Dans le plaisir de la pause, je pressens que mon existence me sature et demeure paradoxalement incomplète. Elle m’envahit, m’étouffe, ne me laisse pas assez d’air. J’ai l’intuition qu’une autre existence aurait été possible et qu’elle m’est cependant interdite. Imaginons ainsi que je sois au travail et que je prenne ma pause du matin : devant la machine à café, je songe en rêvassant à un autre métier, à d’autres occupations, à un autre destin. Intérieurement, toutefois, je sais cet horizon impossible à atteindre. Aussi, je me contente de le visualiser mentalement, ce qui me fait oublier, en l’espace d’un instant, la monotonie de ma matinée de travail.
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Que mon existence est une suite d’échecs féconds, de faux départs qui ont été à l’heure, de marches ratées que je n’ai pas ratées, d’occasions perdues que j’ai manqué de perdre.
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On dit souvent du fumeur qu’il est sans volonté. Je le tiens au contraire pour un être accablé par sa volonté. Son existence ne se raconte pas comme toutes les existences : son lieu et sa durée constituent le cadre d’une guerre civile. Ce n’est pas seulement, comme le veut le lieu commun, qu’il s’arrête de fumer entre chaque cigarette : c’est surtout qu’il s’engage et s’empêtre dans un deuil indépassable, puisque impossible à commencer tant que la cigarette demeurera à portée de main, disponible dans le premier tabac du coin et prompte à renaître. Ni hypocrite, ni sincère ; ni inconscient, ni sage ; ni rebelle, ni héros : notre fumeur vit dans l’impasse de sa substance à la fois dénigrée et légale, autorisée mais méprisable – et d’autant plus méprisable que la société ne prend pas la peine de vraiment l’interdire.
Pourquoi le fumeur persévère-t-il dans une pratique que lui-même condamne ? Lui qui sait très bien que le plaisir d’une cigarette ne vaut ni les murs gris d’une salle de chimiothérapie, ni le chagrin d’une personne aimée pleurant devant un catafalque – pourquoi donc ne met-il pas en acte un discours qu’il approuve ?
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Il s’agit d’une frontière, tapissée de regrets et d’interdits, de frustrations et de faiblesses, qui sépare nos destinées de ce qu’elles ont dû congédier ou bannir. Ce seuil ne mène à aucun double du monde, mais à l’écume du réel : à l’adieu qu’implique chaque pas en avant.
 
Il faudrait se raconter à l’envers : en commençant par la biographie de l’homme que je ne suis pas.
 
Mais de qui s’agit-il ?
 
Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’homme que je ne suis pas est fondamentalement inaccessible. Il habite un ailleurs qui se situe au plus profond de moi. Et, si je me suis risqué à écrire ces lignes, c’était dans l’espoir de le démasquer enfin.
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Il est curieux qu’on se rappelle mieux les mots qu’on a dits que les sentiments qui n’ont pas franchi nos lèvres23. » L’apparition de telles lignes, dans l’histoire de la littérature, impliquait qu’on accordât une certaine importance à la cigarette : il fallait qu’un certain Zeno Cosini livrât son autobiographie à un psychanalyste – autobiographie qui constitue La Conscience de Zeno, le troisième roman d’Italo Svevo.
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La véritable maladie qui touche le fumeur ne vient ni de ses poumons, ni de son cœur et encore moins de ses artères – mais de ses mains, incapables de s’entendre entre elles et de vivre normalement. Cette maladie empêche celui qui en souffre d’avoir le courage de tenir ses promesses de sevrage : c’est une pathologie de l’impossible résolution, aussi appelée « complexe de Zeno ». C’est une maladie grave, dont on ne guérit pas, à moins, peut-être, d’arrêter de fumer – ce qui suppose d’avoir changé de mains .
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