L'Anti-monde, caverne virtuelle pour Geeks enchainés ?
Bienvenue dans le métavers, monde virtuel immersif, écosystème ludique tellement réaliste que les joueurs interconnectés via leurs avatars ne se rendent rapidement plus compte qu'ils sont dans une simulation et ont l'impression de devenir des hologrammes, de vivre la vie de leurs avatars, reléguant parfois au second plan leur vie réelle. D'où l'importance des casques virtuels et des capteurs digitaux, ces technologies de réalité augmentée pour atteindre un niveau d'immersion total. Prison numérique comme dans Matrix des frères Wachowski ou au contraire moyen de compenser une réalité devenue invivable comme dans Ready player one de Spielberg, cité terrestre ou cité céleste ? Telle est la question en filigrane de ce livre…Dans tous les cas, cet enfer, ou ce paradis, devient quelque chose de plus en plus tangible, depuis octobre 2021, après que Mark Zuckerberg ait rebaptisé Facebook en « Meta », dévoilant ainsi qu'une large part de son activité sera désormais dédiée à l'élaboration d'un métavers baptisé Horizon Worlds.
Le métavers de
Nathan Devers s'inspire de ce dernier. Ambitieux, voire grandiloquent, il consiste en effet à synthétiser la totalité de la planète, le moindre lieu, le moindre bâtiment. Il a pour mission de refaire le monde dans sa globalité dans tous ses détails et de le repeupler. Pas étonnant que son concepteur, un certain Adrien Steiner dans le récit, mégalomane et mystique, se prenne pour un Dieu, baptisant même son entreprise Heaven. Il saura le peupler au bon moment, attendant précisément la fin du confinement pour révéler Heaven au public. Un coup de maître dont le processus est bien décrit par l'auteur.
C'est dans ce nouvel Eldorado que Julien Libérat, musicien raté qui vivote grâce à de petits cours privés de musique qu'il donne en tant qu'auto-entrepreneur, mis à la porte par sa compagne qui n'en pouvait plus de son manque d'ambition, obligé de déménager dans un triste et minable appartement à Rungis, va s'inscrire à cet Antimonde, « le jeu vidéo que vous allez préférer à la vie ! » Nom d'avatar : Vangel.
C'est fascinant de voir ce nouveau monde se déployer. Captivant de voir tout d'abord cette Terre virtuelle vide, entièrement vide, puis de la voir se peupler doucement au fur et à mesure de l'augmentation du nombre des abonnements. Concernant notre Julien Libérat, enfin notre Vangel, nous assistons à ses premières actions assez farfelues pour tester sa présence à l'Antimonde, jusqu'au développement de complexes investissements immobiliers, lui permettant de devenir riche, très riche. du moins virtuellement. Un VIP de l'Anti-monde entouré de vingt-sept gardes du corps. de quoi démissionner de son travail avec lequel il survit dans la vraie vie.
Le récit ne manque pas d'humour, car il est possible d'assouvir des envies folles, comme celle de tuer quelqu'un (mais attention nous devenons alors nous même mortel, cible de futurs tueurs), celle de faire un aller-retour à l'autre bout du monde juste pour se baigner dans une piscine particulière…ou de faire l'amour selon toutes les positions du Kama-sutra…notre Vangel ne va pas trop aimer cette dernière expérience…C'est jubilatoire, férocement jubilatoire. Il faut dire que la dotation aléatoire en parties intimes n'a pas été généreuse avec notre homme.
Fascinant, alors que le métavers n'a jamais été aussi proche, de comprendre les motivations profondes des abonnés à travers ce récit. « Quels ressorts psychiques poussaient un individu à dupliquer sa présence au monde ? Pour quelles raisons les membres de l'Antimonde poussaient-ils plus de temps à s'occuper de leur anti-moi que d'eux-mêmes ? ».
On les pressent, ces raisons sont multiples et le texte les aborde avec beaucoup de clarté. Toutes, en filigrane, portent le sceau du narcissisme. L'Avatar, c'est notre reflet idéal, refoulé, dont nous tombons éperdument amoureux, après lequel nous ne cessons de courir, en vain, parfois jusqu'à devenir fou, parfois jusqu'au suicide.
Plus précisément, c'est tout d'abord la possibilité d'inverser les rapports de force, de permuter les coordonnées de la vie, d'inverser les rôles. de rendre visible ce qui demeurait occulte jusque-là, de cacher au contraire ce qui est omniprésent en nous. « de transformer les riches en pauvres, les chômeurs en millionnaires, les frustrés en partouzeurs, les libertins en prêtres, les moralistes en criminels, les timides en stars et les génies en fous ». Les avatars peuvent en effet faire ce dont leur moi réel ne fait pas forcément, ou pas forcément bien, dans la vie : voyager, acheter des vêtements et même des maisons, fonder une entreprise ou commettre des meurtres, enseigner à l'université, sauver des vies, ou s'entrainer à la plongée sous-marine, trouver l'amour ou se lancer dans une carrière politique. Ces personnes peuvent ainsi fuir une vie réelle dénuée d'intérêt, compenser avec une vie concrète rebutante, devenant ainsi des possédés, des geeks sur qui le monde n'a plus de prise. L'antimonde leur offre la possibilité d'avoir une vie privée rêvée à l'intérieur de leur morne vie privée.
Pour d'autres c'est peut-être plus positif, c'est la possibilité de se glisser dans la peau d'un autre et de vivre autrement, d'avoir une sorte de guide pour apprendre, apprendre à avoir davantage confiance en soi, apprendre à séduire, apprendre à devenir père ou mère. Une chance incroyable d'avoir une ardoise magique à portée de main, d'avoir droit à l'erreur, à tester. le rêve.
Quelles que soient les raisons, elles trouvent toutes leurs racines dans les circuits psychologiques de la récompense libérant de la dopamine rendant cette expérience totalement addictive. Mais n'est-ce pas déjà le cas avec les réseaux sociaux et certains jeux de réalité augmentée dont l'addiction repose sur ces jets de dopamine nourris aux like ? La différente fondamentale entre internet et l'Antimonde est la perte de l'anonymat selon Adrien Steiner.
« Dans le monde, les hommes ne pensent qu'à leur propre nombril. Orgueilleux, narcissiques, ils sont prêts à s'affirmer par tous les moyens, y compris les plus mesquins. Chez nous les joueurs apprendront à vivre incognito. Ils goûteront aux charmes de l'anonymat. Tous cachés derrière des avatars, ils seront bien obligés de perdre leur amour-propre ».
Nous touchons sans doute là l'essence du livre, comme le laisse présager sa superbe couverture montrant un Narcisse découvrant son reflet dans une flaque d'eau et tombant éperdument amoureux de ce reflet, de sa beauté…Le reflet, l'avatar, met en valeur l'importance que nous octroyons à notre personne, l'image que nous voulons laisser, la reconnaissance que nous désirons ardemment dans un monde ultra connecté où il est possible de connaitre, de voir la vie de tous. Comment, dans ces conditions, se différencier, s'élever, sortir de l'indifférence ? Julien Liberat trouvera la solution ultime en filmant et mettant en ligne sur les réseaux sociaux son suicide. C'est cette même peur de l'indifférence qui avait poussé Julien à ouvrir un compte dans l'antimonde. Mais l'anonymat, base fondamentale de ce « jeu », pierre angulaire ne permettant à aucun avatar de voler la vedette, sera préjudiciable à Julien au fur et à mesure de sa gloire virtuelle, va l'enfermer dans un piège de folie dont il ne sortira pas indemne. Impossible, dans l'anonymat, de rattraper son reflet qui ne reste qu'un vague reflet dans le marais de nos fantasmes…
Si les raisons sont très bien mises en valeur (raisons somme toute classiques), si la chute de Julien est bien appréhendée, si, surtout, le déploiement de ce monde et les facéties qui s'y déroulent rendent le livre très agréable à lire (j'ai aimé voir Gainsbourg notamment, « ami » de Vangel), j'ai trouvé cependant, par moment, qu'il survolait certaines notions abordées : les NFT par exemple. Ne vaudrait-il mieux ne pas les mentionner si c'est juste pour les survoler, sans explication ?
Ensuite, le texte comporte quelques clichés, de grosses caricatures, comme le parallèle avec Trump de Adrien Steiner. le personnage complètement loufoque et mégalomane sent quelque peu le réchauffé et fait perdre de la crédibilité au récit.
Et, comme le souligne superbement Anna dans sa critique très érudite (@Annacan), l'analyse des liens de ce monde virtuel avec le monde réel manque de profondeur. A partir de la deuxième moitié du récit tout le focus est fait sur Vangel dans l'Antimonde, la façon dont il accède à la gloire via la poésie (c'est très, trop, rocambolesque) mais peu de liens sont faits sur l'implication de cette vie dans la vie réelle, sur l'entrelacement subtil entre les deux mondes, sur la folie engendrée par l'emprise de l'un sur l'autre, permettant de donner un supplément d'âme au récit.
Au final,
Les liens artificiels est un livre très agréable à lire sur un sujet fascinant, le métavers. Il revisite l'allégorie de la caverne, ce monde virtuel que nous prenons pour vrai, enfermant les personnes plus qu'il ne leur permet d'accéder à la véritable connaissance sur soi et sur les autres. le récit permet de bien cerner les motivations de cet enfermement volontaire et de réaliser à quel point, tant pour le concepteur que pour les joueurs, cette vie parallèle flatte notre narcissisme. Les quelques bémols soulignés n'enlèvent rien au plaisir de cette lecture, en plus d'avoir pu toucher du doigt concrètement cette notion de métavers. Un grand merci à @Aquilon62 à qui je dois cette lecture, sa critique riche de références, comme celle d'Anna, est à découvrir !
Définitivement, la seule cité céleste virtuelle qui permette de sortir de la caverne est très certainement la nôtre ici sur Babélio, non ? A moins que…