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EAN : 9782253245377
312 pages
Le Livre de Poche (10/01/2024)
3.44/5   335 notes
Résumé :
Alors que Julien s'enlise dans son petit quotidien, il découvre en ligne un monde « miroir » d'une précision diabolique où tout est possible : une seconde chance pour devenir ce qu'il aurait rêvé être... Bienvenue dans l'Antimonde.
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Critiques, Analyses et Avis (80) Voir plus Ajouter une critique
3,44

sur 335 notes
A presque trente ans, Julien Libérat en est à dresser le morne constat de ses désillusions : musicien raté survivant chichement d'un « bullshit job » ubérisé, le voilà réduit à migrer dans un clapier en banlieue sud, à Rungis, alors que sa compagne vient de le mettre à la porte de leur morne vie commune. A bout de solitude, d'ennui et de manque de perspectives, il trouve un jour un dérivatif à sa déprime : Heaven, un monde parallèle reproduit, grandeur nature et à l'identique du nôtre, par un génie du métavers, Adrien Sterner.


Chronique piquée d'humour de ce que le numérique a déjà fait de nos vies, cette histoire extrapole le monde contemporain jusqu'à la dystopie, nous projetant dans le vertige de ces transformations à venir, dont nous nous doutons qu'elles seront majeures sans encore être capables de les appréhender. Au milieu des autres addicts aux écrans et au scrolling, englués avec leurs followers, leurs selfies, leurs likes et leurs posts dans la toile des réseaux sociaux, Julien vit « ensemble et séparé », connecté mais solitaire, hypnotisé par un mirage continu d'images affadissant un quotidien qui ne lui fait plus envie. Lorsqu'il découvre « une planète B virtuelle où tout est bien meilleur que chez vous », un métavers à taille réelle rendu habitable par la 3D et la réalité augmentée, par les avatars et les casques de réalité virtuelle, il se transforme en hikikomori du futur. Sans plus aucun désir de sortir de cet univers où ses succès, entre argent facile en crypto-monnaie et célébrité acquise en y écrivant des poèmes, n'ont aucune commune mesure avec ses déboires dans la vie réelle, il s'y immerge jusqu'à s'identifier à son reflet numérique : Julien devient son avatar Vangel.


Aussi terrifiant que fascinant, drôle et imaginatif, un brin caricatural, le récit pose de nombreuses questions : très humoristiquement, comme au travers de ce débat fictif sur l'avenir de la littérature, entre Alain Finkielkraut et Frédéric Beigbeder à La Grande Librairie ; mais aussi plus largement, sur des sujets métaphysiques. Comment expliquer le besoin d'un substitut virtuel si semblable au monde réel ? Tel le dieu de son Antimonde, Adrien Sterner se contente d'abord de mettre son Eden à la libre disposition des avatars, mais déçu par la médiocrité sans imagination de ces pâles copies d'humains qui reprennent tous nos travers, il se mue en dieu biblique, jaloux et vengeur, distribuant capricieusement faveurs et châtiments. Au milieu de tous ces zombies soumis comme des marionnettes à leur démiurge, un seul trouve toutefois le moyen d'affirmer son libre arbitre : Julien, au travers des poésies contestataires de son avatar, et, dès le préambule du récit, par son suicide retransmis en direct sur les réseaux sociaux.


Moralité : s'il est vrai que « les livres inventent, à leur manière, une réalité virtuelle » et qu' « imaginer des antimondes » est « la définition même de la littérature », ils sont aussi cet irremplaçable vecteur d'une liberté de pensée et d'expression que les technologies les plus puissantes, même aux mains des pires dictateurs, ne pourront jamais museler. Coup de coeur.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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L'Anti-monde, caverne virtuelle pour Geeks enchainés ?

Bienvenue dans le métavers, monde virtuel immersif, écosystème ludique tellement réaliste que les joueurs interconnectés via leurs avatars ne se rendent rapidement plus compte qu'ils sont dans une simulation et ont l'impression de devenir des hologrammes, de vivre la vie de leurs avatars, reléguant parfois au second plan leur vie réelle. D'où l'importance des casques virtuels et des capteurs digitaux, ces technologies de réalité augmentée pour atteindre un niveau d'immersion total. Prison numérique comme dans Matrix des frères Wachowski ou au contraire moyen de compenser une réalité devenue invivable comme dans Ready player one de Spielberg, cité terrestre ou cité céleste ? Telle est la question en filigrane de ce livre…Dans tous les cas, cet enfer, ou ce paradis, devient quelque chose de plus en plus tangible, depuis octobre 2021, après que Mark Zuckerberg ait rebaptisé Facebook en « Meta », dévoilant ainsi qu'une large part de son activité sera désormais dédiée à l'élaboration d'un métavers baptisé Horizon Worlds.

Le métavers de Nathan Devers s'inspire de ce dernier. Ambitieux, voire grandiloquent, il consiste en effet à synthétiser la totalité de la planète, le moindre lieu, le moindre bâtiment. Il a pour mission de refaire le monde dans sa globalité dans tous ses détails et de le repeupler. Pas étonnant que son concepteur, un certain Adrien Steiner dans le récit, mégalomane et mystique, se prenne pour un Dieu, baptisant même son entreprise Heaven. Il saura le peupler au bon moment, attendant précisément la fin du confinement pour révéler Heaven au public. Un coup de maître dont le processus est bien décrit par l'auteur.
C'est dans ce nouvel Eldorado que Julien Libérat, musicien raté qui vivote grâce à de petits cours privés de musique qu'il donne en tant qu'auto-entrepreneur, mis à la porte par sa compagne qui n'en pouvait plus de son manque d'ambition, obligé de déménager dans un triste et minable appartement à Rungis, va s'inscrire à cet Antimonde, « le jeu vidéo que vous allez préférer à la vie ! » Nom d'avatar : Vangel.

C'est fascinant de voir ce nouveau monde se déployer. Captivant de voir tout d'abord cette Terre virtuelle vide, entièrement vide, puis de la voir se peupler doucement au fur et à mesure de l'augmentation du nombre des abonnements. Concernant notre Julien Libérat, enfin notre Vangel, nous assistons à ses premières actions assez farfelues pour tester sa présence à l'Antimonde, jusqu'au développement de complexes investissements immobiliers, lui permettant de devenir riche, très riche. du moins virtuellement. Un VIP de l'Anti-monde entouré de vingt-sept gardes du corps. de quoi démissionner de son travail avec lequel il survit dans la vraie vie.


Le récit ne manque pas d'humour, car il est possible d'assouvir des envies folles, comme celle de tuer quelqu'un (mais attention nous devenons alors nous même mortel, cible de futurs tueurs), celle de faire un aller-retour à l'autre bout du monde juste pour se baigner dans une piscine particulière…ou de faire l'amour selon toutes les positions du Kama-sutra…notre Vangel ne va pas trop aimer cette dernière expérience…C'est jubilatoire, férocement jubilatoire. Il faut dire que la dotation aléatoire en parties intimes n'a pas été généreuse avec notre homme.

Fascinant, alors que le métavers n'a jamais été aussi proche, de comprendre les motivations profondes des abonnés à travers ce récit. « Quels ressorts psychiques poussaient un individu à dupliquer sa présence au monde ? Pour quelles raisons les membres de l'Antimonde poussaient-ils plus de temps à s'occuper de leur anti-moi que d'eux-mêmes ? ».


On les pressent, ces raisons sont multiples et le texte les aborde avec beaucoup de clarté. Toutes, en filigrane, portent le sceau du narcissisme. L'Avatar, c'est notre reflet idéal, refoulé, dont nous tombons éperdument amoureux, après lequel nous ne cessons de courir, en vain, parfois jusqu'à devenir fou, parfois jusqu'au suicide.

Plus précisément, c'est tout d'abord la possibilité d'inverser les rapports de force, de permuter les coordonnées de la vie, d'inverser les rôles. de rendre visible ce qui demeurait occulte jusque-là, de cacher au contraire ce qui est omniprésent en nous. « de transformer les riches en pauvres, les chômeurs en millionnaires, les frustrés en partouzeurs, les libertins en prêtres, les moralistes en criminels, les timides en stars et les génies en fous ». Les avatars peuvent en effet faire ce dont leur moi réel ne fait pas forcément, ou pas forcément bien, dans la vie : voyager, acheter des vêtements et même des maisons, fonder une entreprise ou commettre des meurtres, enseigner à l'université, sauver des vies, ou s'entrainer à la plongée sous-marine, trouver l'amour ou se lancer dans une carrière politique. Ces personnes peuvent ainsi fuir une vie réelle dénuée d'intérêt, compenser avec une vie concrète rebutante, devenant ainsi des possédés, des geeks sur qui le monde n'a plus de prise. L'antimonde leur offre la possibilité d'avoir une vie privée rêvée à l'intérieur de leur morne vie privée.

Pour d'autres c'est peut-être plus positif, c'est la possibilité de se glisser dans la peau d'un autre et de vivre autrement, d'avoir une sorte de guide pour apprendre, apprendre à avoir davantage confiance en soi, apprendre à séduire, apprendre à devenir père ou mère. Une chance incroyable d'avoir une ardoise magique à portée de main, d'avoir droit à l'erreur, à tester. le rêve.

Quelles que soient les raisons, elles trouvent toutes leurs racines dans les circuits psychologiques de la récompense libérant de la dopamine rendant cette expérience totalement addictive. Mais n'est-ce pas déjà le cas avec les réseaux sociaux et certains jeux de réalité augmentée dont l'addiction repose sur ces jets de dopamine nourris aux like ? La différente fondamentale entre internet et l'Antimonde est la perte de l'anonymat selon Adrien Steiner.

« Dans le monde, les hommes ne pensent qu'à leur propre nombril. Orgueilleux, narcissiques, ils sont prêts à s'affirmer par tous les moyens, y compris les plus mesquins. Chez nous les joueurs apprendront à vivre incognito. Ils goûteront aux charmes de l'anonymat. Tous cachés derrière des avatars, ils seront bien obligés de perdre leur amour-propre ».


Nous touchons sans doute là l'essence du livre, comme le laisse présager sa superbe couverture montrant un Narcisse découvrant son reflet dans une flaque d'eau et tombant éperdument amoureux de ce reflet, de sa beauté…Le reflet, l'avatar, met en valeur l'importance que nous octroyons à notre personne, l'image que nous voulons laisser, la reconnaissance que nous désirons ardemment dans un monde ultra connecté où il est possible de connaitre, de voir la vie de tous. Comment, dans ces conditions, se différencier, s'élever, sortir de l'indifférence ? Julien Liberat trouvera la solution ultime en filmant et mettant en ligne sur les réseaux sociaux son suicide. C'est cette même peur de l'indifférence qui avait poussé Julien à ouvrir un compte dans l'antimonde. Mais l'anonymat, base fondamentale de ce « jeu », pierre angulaire ne permettant à aucun avatar de voler la vedette, sera préjudiciable à Julien au fur et à mesure de sa gloire virtuelle, va l'enfermer dans un piège de folie dont il ne sortira pas indemne. Impossible, dans l'anonymat, de rattraper son reflet qui ne reste qu'un vague reflet dans le marais de nos fantasmes…

Si les raisons sont très bien mises en valeur (raisons somme toute classiques), si la chute de Julien est bien appréhendée, si, surtout, le déploiement de ce monde et les facéties qui s'y déroulent rendent le livre très agréable à lire (j'ai aimé voir Gainsbourg notamment, « ami » de Vangel), j'ai trouvé cependant, par moment, qu'il survolait certaines notions abordées : les NFT par exemple. Ne vaudrait-il mieux ne pas les mentionner si c'est juste pour les survoler, sans explication ?
Ensuite, le texte comporte quelques clichés, de grosses caricatures, comme le parallèle avec Trump de Adrien Steiner. le personnage complètement loufoque et mégalomane sent quelque peu le réchauffé et fait perdre de la crédibilité au récit.
Et, comme le souligne superbement Anna dans sa critique très érudite (@Annacan), l'analyse des liens de ce monde virtuel avec le monde réel manque de profondeur. A partir de la deuxième moitié du récit tout le focus est fait sur Vangel dans l'Antimonde, la façon dont il accède à la gloire via la poésie (c'est très, trop, rocambolesque) mais peu de liens sont faits sur l'implication de cette vie dans la vie réelle, sur l'entrelacement subtil entre les deux mondes, sur la folie engendrée par l'emprise de l'un sur l'autre, permettant de donner un supplément d'âme au récit.

Au final, Les liens artificiels est un livre très agréable à lire sur un sujet fascinant, le métavers. Il revisite l'allégorie de la caverne, ce monde virtuel que nous prenons pour vrai, enfermant les personnes plus qu'il ne leur permet d'accéder à la véritable connaissance sur soi et sur les autres. le récit permet de bien cerner les motivations de cet enfermement volontaire et de réaliser à quel point, tant pour le concepteur que pour les joueurs, cette vie parallèle flatte notre narcissisme. Les quelques bémols soulignés n'enlèvent rien au plaisir de cette lecture, en plus d'avoir pu toucher du doigt concrètement cette notion de métavers. Un grand merci à @Aquilon62 à qui je dois cette lecture, sa critique riche de références, comme celle d'Anna, est à découvrir !

Définitivement, la seule cité céleste virtuelle qui permette de sortir de la caverne est très certainement la nôtre ici sur Babélio, non ? A moins que…
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le roman s'ouvre sur le suicide de Julien qui, sous une grosse averse, se jette par la fenêtre en se filmant sur les réseaux sociaux. Retour en arrière : Julien est un professeur de piano qui végète dans un studio à Rungis, après avoir habité rue Littré à Paris avec sa copine qui s'est séparée de lui. Parallèlement, Adrien développe un métavers appelé l'Antimonde dans lequel Julien va progressivement se jeter à corps perdu par le biais de son avatar, un poète qu'il nomme Vangel. ● Je ressors très mitigé de cette lecture. Si le roman est agréable à lire et ne compte aucun temps mort, j'ai eu l'impression qu'il allait à la fois trop loin et pas assez. ● Trop loin dans la caricature qui confine au n'importe quoi grand-guignolesque (l'avatar de Trump et ses aventures par exemple), trop loin dans le poncif (le comportement autocratique d'Adrien, le PDG du métavers, génie fantasque de l'informatique et du marketing) ; pas assez loin dans l'exploration des potentialités des métavers, qui sont beaucoup plus vertigineux que ce que l'auteur décrit. ● Cela donne un récit à la fois kitsch et frustrant. ● Pour moi, un tel livre, inabouti, n'a rien à faire sur les listes des prix – mais l'auteur, quoique jeune, est très introduit dans les cercles germanopratins adéquats. ● J'en veux beaucoup à Frédéric Beigbeder, qui par le passé m'a pourtant permis de faire de belles découvertes littéraires, d'avoir fait un éloge dithyrambique de ce roman dans le Masque et la Plume, en omettant simplement de préciser qu'il en était tout bonnement l'un des personnages (il y dialogue avec Alain Finkielkraut) – Beigbeder à qui Nathan Devers sert la soupe de façon éhontée, tout en caricaturant fort inélégamment Finkielkraut : c'est si facile de s'en prendre à lui, qui pourtant dit souvent des choses fort justes. Mais haro sur les « réacs » ou prétendus tels, c'est une bonne recette marketing pour vendre sa soupe, ça a fait ses preuves ! Il y en a marre du copinage dans ce petit milieu de l'édition et de la critique ! ● Mis à part cela, sur les seules qualités du roman, ce n'est pas un livre que je recommanderais.
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« Nous ne sommes plus des hommes, mais des nombrils hurleurs. On raconte sa vie, on like et on dislike. On essaie vainement d'attirer l'attention. On s'écoule, comme les autres, dans ce stock incessant où toutes nos vanités s'entassent comme des ruines. »

Le héros du livre, Julien Libérat, est l'un de ces innombrables nombrils hurleurs s'efforçant d'attirer l'attention, en vain. Tiraillé entre l'injonction de réussir sa vie et l'insatisfaction chronique qui caractérise celle-ci, entre son désir de création artistique et la réalité de son « bullshit job », entre son désir de communion avec sa bienaimée et la réalité de leur séparation, il traîne sa déprime dans les rues désertes de sa récente ville d'adoption : Rungis. À cet égard, il est une figure prototypique de nos sociétés démocratiques contemporaines qui, en promouvant l'égalité pour tous et la récompense au mérite, ont dans le même temps, et bien involontairement, créé un taux de frustration inégalé. Ainsi que le rappelle Gérald Bronner dans Apocalypse cognitive, la frustration est inséparable de la démocratie. Elle en est même l'une des conséquences les moins prévisibles. Alexis de Tocqueville, fin observateur de la jeune République américaine, l'avait, en son temps, parfaitement compris, lui qui fut saisi par l'étrange mélancolie qui semblait frapper ces heureux citoyens au milieu d'une abondance de biens :
« Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu'on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d'elles, une carrière immense et aisée semble s'ouvrir devant l'ambition des hommes et ils se figurent volontiers qu'ils sont appelés à des grandes destinées. Mais c'est là une vue erronée, que l'expérience corrige tous les jours. »
La frustration atteint son paroxysme dans des sociétés ultra connectées comme la nôtre, où la gigantesque quantité d'informations disponibles, une quantité qui jamais, dans l'histoire de l'humanité, ne connut une telle ampleur, met à la portée visuelle de tous la vie des autres. Ces autres, célébrités éphémères ou plus durables, people aux vies chatoyantes, hommes d'affaires, sportifs, artistes, hommes d'Etat, ont en commun une chose : celle de s'être élevés au-dessus de la masse indifférenciée de leurs concitoyens, qui, eux, continuent, dans un mélange d'indignation et de résignation, à barboter dans les eaux saumâtres de l'insignifiance.

C'est probablement la peur de l'insignifiance, c'est « la misère attentionnelle », pour reprendre un terme de Gérald Bronner, dont souffre Julien Libérat, qui le poussent, sous une impulsion subite, à ouvrir un compte sur le nouveau jeu en ligne d'un genre particulier qu'est l'Antimonde. Ce jeu, créé par Adrien Sterner, un visionnaire autoritaire et mégalomane se prenant pour Dieu — il nous livre à plusieurs reprises son interprétation toute personnelle des Évangiles — s'appuie sur le mécanisme des boucles addictives — activation des circuits de la récompense - libération de dopamine - plaisir éphémère — mécanisme bien connu des grands opérateurs du Net qui l'exploitent à merveille, tout en jouant habilement de la frustration de l'homme contemporain.

« Connaissez-vous l'Antimonde? le seul jeu vidéo que vous allez préférer à la vie ! (…) Puisque votre vie n'a pas l'air palpitante, je suis heureux de pouvoir vous en offrir une deuxième. Place à votre anti-moi, bienvenue dans l'Antimonde ! »

Rien de révolutionnaire jusque-là. Mais là où l'Antimonde commence à se démarquer de la masse des jeux vidéos, c'est qu'il ambitionne d'être un métavers. le métavers, contraction de « méta » et « univers », terme inventé par l'écrivain de science-fiction Neal Stephenson, désigne un monde virtuel dans lequel on interagit avec son environnement et avec les autres joueurs grâce à un casque de réalité virtuelle, ce qui crée un niveau d'immersion jamais atteint auparavant. le métavers, « expression ultime des technologies sociales » dixit Mark Zuckerberg qui a décidé il y a moins d'un an de changer le nom de la maison-mère de Facebook en Méta, existe déjà. Mais, et c'est là que le livre de Nathan Devers bascule subrepticement dans l'univers de la science-fiction, l'Antimonde n'est pas un métavers reproduisant de manière plus ou moins réaliste une réalité partielle, il est LE métavers. Il reproduit à l'identique la réalité, toute la réalité, dans ses moindres détails. Il n'est rien de moins que la réplique virtuelle exacte de notre monde, une sorte de planète B, en somme.

Dans l'Antimonde, l'anti-moi n'est pas dépaysé puisqu'il se retrouve dans un environnement qui ressemble à s'y méprendre à l'environnement réel. Quel intérêt, me direz-vous? Eh bien, celui de vivre une seconde vie. Dans l'Antimonde, l'éventail des possibles est beaucoup plus vaste que dans la vie réelle. Vangel, l'anti-moi de Julien, peut discuter chaque soir avec le PNJ (personnage non joueur) de Serge Gainsbourg, son idole. Il peut également, s'il le souhaite, assouvir tous ses fantasmes y compris celui d'assassiner, celui de forniquer à tout-va, celui de se payer les chambres d'hôtel les plus luxueuses, de voyager dans des Jets privés, celui de gagner plein de fric, celui d'être enfin reconnu comme un Artiste, celui d'accéder au statut de célébrité planétaire, etc, etc… Aucun scénario écrit à l'avance ne préside à sa destinée. Son histoire, c'est lui qui l'écrit à mesure qu'il la vit par l'intermédiaire de son avatar, son double dans la peau duquel il se glisse grâce au casque de réalité virtuelle et à la combinaison idoine.
Cependant, aucun des individus, de plus en plus nombreux, qui peuplent l'Antimonde, ne peut espérer en attendre des retombées dans la vie réelle. le créateur du jeu, Adrien Sterner, soucieux que sa créature ne lui échappe pas et continue à engendrer profits sur profits, a tout prévu : le plus strict anonymat est requis, sous peine de voir son compte définitivement supprimé. Et c'est ainsi que les individus comme Julien, tenaillés par la peur de l'insignifiance, aiguillonnés par un besoin aigu de reconnaissance se retrouvent pris au piège de l'Antimonde. Soit ils font tout pour durer dans le jeu, ce qui, dans le cas de Julien et compte tenu des manipulations de Sterner, est en réalité bien plus difficile qu'il ne se l'imaginait au départ, et s'apparente, de surcroît, à une course de plus en plus effrénée et chronophage ne menant nulle part, soit ils retombent dans l'insignifiance de leur vie réelle, autant dire dans le néant.

Si l'auteur a su faire preuve dans ce livre d'une audace indéniable, nous délivrant un récit crédible sur les dérives des nouvelles technologies sociales en s'appuyant sur un phénomène extrêmement récent, le métavers, s'il nous sert un récit enlevé servi par un humour souvent décapant, j'ai trouvé que le scénario souffrait d'incohérences et que le propos, cédant parfois à la facilité, manquait de profondeur. J'attendais, pour ma part, davantage d'interactions entre le monde virtuel du métavers et le monde réel, des interactions ouvrant sur le récit du lent et inéluctable décrochage de Julien, de sa relation de plus en plus chancelante à la réalité. Or, ce récit n'a pas lieu. Regret d'autant plus grand que Nathan Devers cite Philip K. Dick, qui en a fait la matière de certains de ses plus grands livres. le rapport schizophrène que Dick entretenait avec le réel, que j'évoquai dans ma critique de Ubik, me semble être une préfiguration de ce qu'une part non négligeable d'êtres humains vit déjà et vivra dans des proportions de plus en plus inquiétantes à l'avenir. L'objet du livre de Nathan Devers, à savoir l'exploitation d'un phénomène qui n'en est qu'à ses prémisses, le métavers, qui, à bien des égards, ressemble à une matérialisation du mythe de la caverne de Platon, aurait pu être une magnifique occasion d'explorer cette passionnante question.
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Pauvre Julien. Professeur particulier de piano, planté par sa copine, il se résout à se replier sur Rungis , faute de moyens suffisants pour rester un parisien. C'est tellement la loose qu'il se suicide en direct.

Quelques temps auparavant, dans un de ses multiples moments d'oisiveté, la pub de l'antimonde lui tombe dessus. Il se décide , puisque c'est gratos , de créer son avatar et d'explorer ce monde virtuel qui ressemble bougrement à celui qu'il fréquente mais où la loose n'est plus collée à ses basques.

Un roman ambitieux et sans doute réussi, en tous les cas pour moi.
Comment ne pas rêver même à travers un jeu, de reconstruire sa vie ou d'en vivre une virtuelle . Avec un peu de chance y rencontrer une de ses idoles mortes !

Le livre est ambitieux et derrière le business de l'antimonde se pose bien sur le rapport aux outils informatiques que développe notre société . Je mets le mot informatique plutôt que réseau, la notion me semblant plus juste .
L'auteur , avec parfois beaucoup d'ironie, dézingue le tout en grossissant le trait et en faisant intervenir quelques personnages réels aux avis tranchés , Finkelkraut par exemple.
Alors , on pourra objecter un livre un peu facile , aux grosses faciles que n'aurait pas reniées James Dashner par exemple. Pour autant, derrière chaque action dans l'antimonde , il y a le jugement de l'auteur , une vision de la moralité de l'ensemble que l'on cautionne ou non.
L'addiction, la déconnexion de la réalité ont amené ces dernières années des massacres , ouvertement revendiqués comme engendrés par des expériences numériques par les barjots qui les commettent.
Ce livre expose une facette des dangers numériques et le fait très bien.

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critiques presse (8)
LePoint
19 décembre 2022
Sous sa plume classique, il nous raconte l'histoire de tous ceux qui tètent comme des bêtes à la mamelle des pixels avant de se faire engloutir par le lait mortifère. C'est édifiant comme une tragédie racontée par un homme qui rit, ou une comédie racontée par un homme qui pleure.
Lire la critique sur le site : LePoint
LeFigaro
21 novembre 2022
L'auteur de 24 ans publie un roman sur le virtuel et interroge notre rapport au réel.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LeJournaldeQuebec
04 novembre 2022
Bien écrite et non dénuée d’humour, une histoire intéressante qui explore les nouvelles dérives de notre société.
Lire la critique sur le site : LeJournaldeQuebec
Culturebox
06 octobre 2022
Une lecture addictive et... terrifiante !
Lire la critique sur le site : Culturebox
Lexpress
26 septembre 2022
habile roman balzacien post-Facebook
Lire la critique sur le site : Lexpress
LeFigaro
15 septembre 2022
Le roman de l’ascension virtuelle et de la chute réelle d’un mélancolique hypnotisé par les écrans.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LeFigaro
13 septembre 2022
Pour son premier roman, le surdoué Nathan Devers réussit un coup de maître: l’unique livre non ennuyeux sur la réalité virtuelle. Beaucoup se sont cassé les dents sur ce sujet compliqué.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Marianne_
31 août 2022
Le jeune et prometteur écrivain Nathan Devers est philosophe de formation, et son nouveau roman flirte avec les rivages de la métaphysique.
Lire la critique sur le site : Marianne_
Citations et extraits (129) Voir plus Ajouter une citation
Gainsbourg était mort depuis trois décennies – et, avec lui, c’était toute une vision de la musique qui avait disparu. Une musique carbonisée d’aristocrates déchus, d’ivrognes délicats et de cancres érudits hantés par les classiques. Une musique composée au pinceau, qui tutoyait les morts de Brahms à Beethoven et les ressuscitait dans d’immenses rondes macabres provocatrices à souhait. Une musique indansable où des voix altérées renonçaient à chanter, sinon par effraction, comme si ça leur coûtait d’imiter l’acoustique des notes, de quitter la gueule de bois où elles marinaient avant même d’avoir bu. Chanter, Gainsbourg avait autre chose à faire. La gorge pleine de chats, éraillé de la glotte, reclus dans un XIXe siècle mental où Huysmans et Rimbaud lui soufflaient des phrases déjà surréalistes, il les frôlait de temps à autre du bas de sa déréliction.
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Le temps passait et il ne faisait rien. Vingt et une heures, déjà. L’inspiration s’éteignait. Les angoisses se muaient en paresse, son travail n’avançait pas d’un pouce. En guise de climax, il atterrissait sur les pages des YouTubeurs. Souvent, l’écran lui suggérait de visionner des sketchs qu’il avait déjà vus. Vidé de toute son énergie, il les regardait quand même. D’une semaine à l’autre, il tournait ainsi en rond sur internet, torturé par des blagues.
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De ces quartiers visités à mesure qu’ils exploraient le territoire de leurs oppositions : May qui n’en pouvait plus de sortir avec un mec laborieux et ric-rac, de devoir toujours composer avec son grand sérieux et ses petits moyens, de ceci et de cela, de cela et de ceci, de tout et surtout de rien, de cette double peine, les espoirs de changement et la résignation. Lui qui n’acceptait plus qu’elle le regarde de haut pour mieux le tirer vers le bas, qu’elle siphonne son énergie avec sa valse de reproches permanents et d’injonctions contradictoires, qu’elle le rende coupable de ses propres regrets, qu’elle lui fasse porter le poids immense de son imaginaire et l’étouffe au nom de tout cet air qu’elle souhaitait respirer. 
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(…) Vangel révolutionnait la manière de faire de l’art. Par un alliage subtil de pudeur absolue et de marketing efficace, à travers le story-telling de son avatar, il ouvrait la voie à une nouvelle configuration. Désormais, seule l’image publique comptait ; l’artiste en tant que corps, le poète et son « moi », la psychologie des écrivains, leur existence privée – tout cela disparaissait. Il n’y avait que des œuvres et plus personne pour se les approprier.
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Mais les universitaires qui se penchaient sur le jeu vidéo de Heaven cherchaient essentiellement à répondre à un problème central : quels ressorts psychiques poussaient un individu à dupliquer sa présence au monde ? Fallait-il déceler dans ce comportement le symptôme d’un insurmontable désespoir ? Pour quelles raisons les membres de l’Antimonde passaient-ils plus de temps à s’occuper de leur anti-moi que d’eux-mêmes ? Certains analystes y virent une manière de contourner les mécanismes de reproduction sociale : pour ceux qui s’estimaient déshérités et qui n’avaient pas de perspectives d’avenir épanouissantes, le fait d’accéder à un quotidien bourgeois, même virtuel, offrait une sérieuse compensation. D’autres soutenaient au contraire que les anti-moi fonctionnaient comme des symboles normatifs ; les joueurs se projetaient en eux, si bien que les avatars jouaient un rôle de grands frères : ils guidaient les utilisateurs, leur montraient comment faire pour plaire aux autres, pour connaître le bonheur conjugal, pour trouver sa place en somme. Ces études sociologiques se confrontaient toutefois à un obstacle de taille. Étant donné que le règlement intérieur du site interdisait aux membres de révéler leur identité, il était impossible de comparer statistiquement la position sociale des internautes et celle de leur avatar. Par-delà cette difficulté, il y eut un consensus à peu près unanime chez ces intellectuels pour admettre que le succès de cette plateforme ne résultait pas seulement d’un besoin de divertissement, mais surtout d’une quête d’évasion, d’une soif profonde, pour ainsi dire métaphysique, de se glisser dans la peau d’un autre et de vivre autrement.
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Nathan Devers raconte dans son nouveau livre, intitulé "Penser contre soi-même", comment il est passé de futur rabbin à écrivain. Au-delà de ce changement d'orientation, c'est le processus de changement de paradigme que Nathan Devers cherche à mettre en lumière, ce moment où l'on va "désapprendre à naître", c'est-à-dire "sortir de soi". À travers cette expression il fait référence à plusieurs prises de conscience qui visent à se dire : "j'aurais pu naître ailleurs, j'aurais pu naître autrement. J'aurais peut-être défendu avec le même acharnement des idées, des croyances complètement contraires. J'aurais peut-être eu des pratiques contraires". L'auteur et philosophe explique que c'est la recherche de questionnements plutôt que de réponses qui l'a poussé vers la philosophie. Ainsi, penser contre soi-même consiste pour lui à "ne jamais être dupe de son époque, de sa culture, de son identité". Il évoque la rigueur, l'éthique et l'auto-critique sur toutes ses formes dont l'humour pour essayer de sortir de ce carcan. Cependant, il concède qu'il n'est pas totalement possible d'adopter ce type de raisonnement.
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