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Critique de egare


egare
14 décembre 2014
Présenté comme un roman, Viva comporte 30 chapitres fort documentés sur des personnages qui ont marqué dans deux domaines, politique, artistique, Trotski, Lowry, Frida Kahlo, Diego Rivera, Traven, Cravan, Artaud, Breton. Cela se passe au Mexique dans les années 30 pour l'essentiel mais comme certains de ces personnages sont des errants, des exilés, des clandestins, l'auteur nous fait voyager là où le hasard, le destin les ont conduits, jamais pour longtemps. Je dis hasard, destin, sans trop chercher à distinguer les deux notions. Disons que hasard me semble convenir pour parler du moment où ça surgit, où ça arrive, que destin me semble approprié après coup, quand on sait ce qui a surgi, ce qui est advenu. Ce qui semblait ne pas être écrit d'avance, après coup semble l'être, illusion d'optique : ce n'était pas écrit d'avance mais quand c'est enfin écrit, ça semble une évidence.
Les péripéties incroyables accompagnant l'écriture d'Au-dessous du volcan (que j'ai dans l'édition « définitive » de Buchet-Chastel de 1960) illustrent me semble-t-il mon propos. Lowry ne semble pas savoir ce qu'il démarre et qui lui demande dix ans d'efforts, de déménagements et déambulations (en particulier vers Vancouver dans une cabane où tout ce qu'il a écrit brûle), sa femme d'alors, Margerie, se mettant entièrement au service de cette écriture (tous les deux en paient le prix) mais quand paraît le livre en 1947, il est évident que c'était pour cela, pour ce livre, que Lowry avait vécu ces 10 ans, la disparition du consul, son assassinat par des fascistes le traitant de bolchevik, anticipant la sienne propre quelques temps après, étouffé par ses vomissures.
On pourrait presque faire le même constat avec Trotski qui alors qu'il est au faîte de sa puissance comme chef de l'Armée Rouge va se reposer, se ressourcer, se remettre à sa place, sa toute petite place, dans une nature sauvage qui l'apaise, le ramène à ses justes proportions, à sa juste mesure, pendant que dans son dos à Moscou conspire Staline. L'homme complet Trotski, à la fois homme d'action et homme de contemplation, de réflexion, de grande écriture n'a pas su, n'a pas voulu peut-être au moment crucial redevenir homme d'action, de décisions fulgurantes, éliminer Staline et c'est lui qui est d'abord effacé des mémoires, des livres, des photos, lui qui est calomnié, déporté, exilé et qui finira par être éliminé physiquement, assassiné par un tueur qui finit ses jours à La Havane au pays de Castro, ce dont parle le roman, L'homme qui aimait les chiens de Leonardo Padura, paru en 2011.
La riche documentation de Patrick Deville, qu'il est allé chercher sur le terrain, mériterait qu'on lise ce roman avec un planisphère Mercator devant soi, un peu comme celui dont disposait Trotski. En plus du planisphère, il faudrait une éphéméride. Et studieusement noter dates et lieux pour pleinement savourer toutes ces coïncidences mises en avant par l'auteur, coïncidences qu'il est seul à repérer, les protagonistes de l'histoire les ignorant et n'en ayant cure puisque repérées après coup. On est donc dans une histoire rapportant des faits mais aussi dans une histoire construite. La plume qui raconte est aussi plume qui relève, souligne. Ce n'est donc pas un roman-documentaire objectif, c'est impossible, c'est un roman documenté mettant l'accent sur ce qui apparaît à l'auteur comme devant être relevé, souligné, un roman où le présent occupe une place importante puisque l'auteur qui connaît la suite de l'Histoire (en gros, une Grand-Roue Ferris qui tourne où ceux qui sont en haut ne vont pas tarder à se retrouver en bas, où les perdants d'aujourd'hui seront les gagnants de demain) peut évoquer la suite des coïncidences comme dans l'insurrection zapatiste des indiens du Chiapas avec comme porte-parole le sous-commandant Marcos en 1994, le surgissement d'un portrait d'Antonin Artaud au milieu des portraits du Che et de Zapata. (Voir ci-dessous deux liens récents, d'actualité, sur ces Indiens)
Se posent quelques questions : ces coïncidences soulignées, repérées après coup font-elles sens ? Indiquent-elles qu'il y a une marche de l'Histoire, un sens de l'Histoire, un moteur de l'Histoire ? Marche, sens, moteur induisent une vision linéaire du cheminement humain vers le progrès, vers le bonheur, vers l'humanisation de l'humanité, vers le triomphe de la raison sur les passions. Trotski en marxiste y croit. Une autre métaphore est souvent utilisée, celle de la Roue qui tourne comme révolution. Je crois que ces manières de voir, très prégnantes, nous éloignent du cheminement réel, balbutié, obscur, aléatoire, hasardeux, coïncidences pétrifiantes comme disaient les surréalistes.
Je dois dire que ma culture politique d'ancien trotskiste (dès qu'il y a un regroupement de 6 trotskistes, il y a scission, dit l'auteur et c'est presque vrai et c'est le problème) et que ma culture littéraire n'ignorant rien des auteurs et artistes évoqués m'ont beaucoup aidé. Je n'ai à aucun moment été égaré par cette profusion d'informations « érudites ». Mais un lecteur lambda peut sans doute être perdu par ces références. C'est donc une lecture passionnante que j'ai faite, me replongeant dans les enfers de ces hommes et femmes, joués et jouant, quêteurs aveugles et aveuglés d'absolus, la révolution, l'oeuvre, l'alcool, l'amour, les femmes... Les citations d'oeuvres sont stimulantes. Y a t-il un héritage, que devient-il, comment tourne la Grand-Roue Ferris ? Ou tout cela retourne-t-il au silence comme celui des Indiens qui ont tout compris : se taire devant le mystère de tout ce qui se présente.
Jean-Claude Grosse
http://les4saisons.over-blog.com/2014/12/viva-patrick-deville.html
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