Combien de temps peut-on tenir en se retrouvant seule au monde, un monde qu'on ne reconnaît plus et qui ne considère pas la perte de ceux que vous aimiez comme intolérable ?
Il n'y a que pendant la guerre qu'on voit, de manière aussi crue, le pire de l'être humain. Mais c'est aussi pendant la guerre et seulement là, que certains atteignent le sublime.
Quand un gouvernement invoque en permanence la mère patrie, la mère indigne n'est jamais loin.
A qui confier sa vie? Qui se tairait sous la torture? Qui ne vous trahirait pas? Qui ne trahirait jamais?
La question de la trahison allait hanter les rapports humains.
Le coup de foudre est un état de grâce.
On en parle moins, mais on peut être tout autant foudroyé par le désamour. C'est la même révélation, tout aussi physique, mystique, tout autant chargée de promesses. Cette foudre-là n'engage pas mais allège. C'est aussi un état de grâce. Un privilège. Elle l'apprit ce jour-là. Avec la rapidité d'un rêve qui s'estompe au matin, Saskia n'était plus amoureuse.
Maintenant qu'elle était seule, sans personne avec qui échanger, il lui restait les romanciers, qui lui faisaient comme une famille. Les romans qu'elle avait lus, qui l'avaient aidée à survivre, lui paraissaient avoir été écrits pour elle seule, comme s'ils avaient attendu de rencontrer celle qui les comprendrait véritablement. Voilà ce à quoi croyait si fortement Saskia. A ces affinités électives, à cette communion mystique. Victor Hugo parlait à sa fille morte en faisant tourner les tables, et Saskia était comme sa fille vivante, à qui désormais il parlait d'entre les morts. Elle n'avait pas confiance en elle, mais ça, elle le savait intimement. Ni délire d'orgueil ou d'arrogance, c'était sa foi. Ils étaient ses dieux, les avatars littéraires de Dieu, en qui elle ne croyait pas.
Personne n'avait envie d'entendre. Pourtant, ce qu'elle avait à raconter, ce n'étaient pas des histoires, mais l'Histoire avec un grand H et toutes ses minuscules, l'Histoire comme elle peut être dégueulasse, l'Histoire qui ne va pas dans le sens que l'on voudrait se faire de l'humanité, l'Histoire qui n'aurait jamais dû admettre cet enfer, l'Histoire qu'il ne faudra jamais oublier.
Au moment de perdre un être adoré, se précipitent ensemble la douleur de n'en avoir pas eu assez et la certitude que ce manque ne se guérira jamais.
Il aurait aimé que sa vie, ses choix, soient nettoyés comme ça, et que les longs fils de ses souvenirs glissent entre ses doigts écartés comme une caresse simple et somptueuse. Si seulement c'était possible de nettoyer le passé, d'y enlever tout piège, d'en désamorcer toutes les charges qui pouvaient exploser.
Vincent pressentait que le déminage allait l'absorber tout entier et le canaliser en attendant des réponses qui mettraient du temps à venir. Il allait progresser comme ça, pas à pas, mètre carré par mètre carré. Entourer d'un fil de soie chaque mètre carré déminé. Il pourrait même y trouver une forme de sérénité. Et à cette minute, c'était tout ce qu'il souhaitait pour ne pas devenir fou.
Pourtant, il aurait voulu lui dire qu'il comprenait, que pour lui aussi la guerre n'était pas finie parce qu'on l'avait décidé, que la défaite des Allemands n'était rien en regard des blessures et des morts que l'on portait sur soi, dont il fallait sans cesse écouter les signes, pour qu'ils sachent qu'on les respectait, qu'on les aimait encore et qu'ils n'avaient pas disparu en mourant. Lui aussi se méfiait des vivants.