Toi qui te montrais autrefois si attentionné auprès des rêveurs, murmura la Bibliothécaire. Te voilà devenu un monstre …
– Je donne aux hommes l’opportunité de vivre leurs rêves dans la réalité, et tu oses me traiter de monstre ?
– Combien d’hommes as-tu assassinés, toi qui cherchais jadis à les faire rêver ?
– Aucun idéal ne s’accomplit sans sacrifice.
– Nul sacrifice n’est justifié par ton idéal. À travers leurs rêves, j’ai vu ce que tu as fait aux hommes. J’ai vu les guerres, les emprisonnements, les tortures au nom du Grand Progrès ...
– As-tu remarqué la fin de l’injustice, de la misère, des inégalités ?
– J’ai vu mourir l’amour, la curiosité, le goût de l’aventure, la paix dans l’esprit des hommes. Leurs rêves sont fades, leur vie est dénuée de sens.
– Leur vie est devenue un rêve éveillé.
– Ils ne vivent plus. Leur corps végète pendant que leur âme s’éteint ; ceux qui voudraient se libérer périssent dans tes Centres d’Aptitude.
– La fin justifie les moyens …
Je ne conçois pas que les hommes de toutes ces religions soient prêts à commettre les pires atrocités au nom de leurs divinités pacifiques. Afin de défendre leurs principes, ils les trahissent de la manière la plus éclatante… Comment voulez-vous, après ça, accorder foi à leurs propos ? Une religion qui exige de désobéir à son dieu pour mieux servir ses prophètes n'a aucune validité.
La tradition est un cadre à la fois rassurant et contraignant. Je m'y suis résignée et m'efforce d'en tirer le meilleur parti: il faut bien des règles pour vivre ensemble.
Je peux bien créer des écoles, abolir l'impôt, établir les droits de l'homme, les combats et les meurtres ne cesseront pas. Certains êtres humains saisissent n'importe quel prétexte pour se haïr mutuellement et entrainent les faibles d'esprits à leur suite.
Pour qu'une balance marche correctement, son équilibre ne doit pas être rompu. Si elle penche trop d'un côté, elle se dérèglera. L'âme humaine fonctionne exactement selon le même procédé… Pour rester juste, elle doit être à la croisé de tous les excès. Le Bien est l'équilibre : l'emportement représente le Mal.
Aucun royaume, aucun système politique ne pouvaient être parfait: le sien ne faisait pas exception. Il fallait toujours qu'il y ait des mécontents: chacun limitait la justice à ses privilèges.