Maman est professeur de lettres au lycée. Tu lui dis tout le temps : « tu es ma bourgeoise intello », et ça l'énerve.
Nous avons hérité en francais d'un petit bout de femme qui réussit à faire aimer Flaubert et Verlaine à notre horde de métalleux.
Je t'humecte les lèvres avec un peu de Vigne de l'Enfant Jésus, je m'en versé un peu dans ton verre qui est sur la table de nuit. Je te dis : " À toi papa " et je bois cul sec. Le vin brûle le creux qui s'agrandit dans mon ventre au fur et à mesure que ta respiration faiblit.
C'est un dimanche matin d'hiver, je dois avoir cinq ans. Un jour ensoleillé darde à travers les persiennes. Tu as beau marcher sur la pointe des pieds, tu fais grincer l'escalier de bois en descendant dans ta cuisine. Tu allumes la cuisinière à charbon, tu cognes le grand faitout dans l'évier en le remplissant, il te faut toujours de l'eau chaude quand tu es aux fourneaux. On a beau te répéter que le chauffe-eau est là pour ça, il faut que on eau frémisse sur la cuisinière. "Frémir, pas bouillir, tu dis. A cent degrés, ça tue tout, la flotte." Puis il y a le bruit du moulin à café rugissant. Tu détestes les expressos du percolateur servis aux clients en salle. Il te faut ton "jus de caserne", comme tu dis. Un mélange d'arabica et de robusta qui donne un café acide au goût de brûlé. Tu en fais toujours pour un régiment dans une grande cafetière en métal. Tu la tiens au chaud sur le bord du piano jusqu'à ta dernière tasse, avant de monter te coucher. Il n'y a que toi pour boire ce café "raide comme la justice", dit Lucien en faisant infuser son thé.
Tu ne veux plus de moi dans ta cuisine. Pour toi je suis bachelier, je suis passé de l'autre côté.
J'ai toujours détesté le vent du nord, surtout dans notre Est à nous. Il est une morne plainte sur ce glacis de plaines, de lacs et de forêts piétinés par l'Histoire.
Quand tu fais une assiette, personne ne te voit, Quand t'es dans la merde en cuisine, personne ne t'entend. Les gens ils mangent. C'est tour
Tu sais ce qu’il dit, dit Bocuse : « j’ai mes deux bacs, celui d’eau froide et celui d’eau chaude. »
Tu prends un poêlon dans lequel tu verses en pluie du sucre en poudre qui fond : ça sent le caramel, tu retires le poêlon du feu et ajoutes du beurre puis de la crème. Tu étales ce mélange sur une crêpe, dans laquelle je mords à pleines dents. « Elle eSt pas bonne ma sauce caramel ? »
Je m’attarde sur le grain de beauté de sa main droite. Je l’aime ce confetti égaré sur sa peau mate. Parfois quand elle corrige des copies, il est entouré de taches d’encre rouge. Elle a aussi une bosse sur la phalange du majeur. « C’est la marque du stylo » précise-t-elle. Pour mon père c’est la bosse du savoir.