Citations sur L'étrangère (10)
"Étranger " c'est un mot très beau si personne ne vous oblige à l'être; le reste du temps c'est seulement le synonyme d'une mutilation, c'est un coup de pistolet que nous nous sommes tiré dessus tous seuls.
Je ne sais pas quelle substance il y a dans mes parents; je sais que moi je ne l'ai pas. Tous les avantages que j'ai, je les ai gagnés et perdus avec le langage, en prenant un mot pour un autre, en persuadant mes interlocuteurs par la rhétorique de mes sentiments, et mon silence n'a rien de funeste. Je n'ai pas leur influence démoniaque.
Ma mère et mon père se sont connus le jour où il a tenté de se jeter du haut du Ponte Sisto au Trastevere. C'était l'endroit idéal pour tomber: même s'il était bon nageur, le choc contre l'eau l'aurait paralysé, et le Tibre, à ce moment-là, était déjà toxique et vert.
Même quand j'allais en vacances à l'étranger, on me disait : Ah, la Basilicate ! Christ stopped at Eboli ! , comme si on se déplaçait à dos de mulet et qu'on distillait le sang menstruel dans le café d'une malheureuse victime pour l'obliger à tomber amoureux.
Les émigrés européens du XXe siècle avaient une bibliothèque dans laquelle se réfugier, leur situation était tourmentée, noble, et surtout partagée, parce que, souvent, elle n’était pas forcée par un choix individuel mais par la guerre. Les héritiers de ces étrangers sont nombreux, mais étant donné qu’ils ne sont pas en exil, en l’absence d’une cause commune permettant de définir leurs départs, tout mot capable de définir leur condition s’avère offensant et leur cosmopolitisme du privilège ressemble à un outrage parce qu’il s’agit d’une migration presque toujours libre, qui ne se transforme jamais en naufrage.
Pourtant, cette migration-là elle aussi est faite de honte, et d’un sentiment d’appartenance insuffisant. (p. 176)
Mon père et ma mère ont divorcé en 1990.
Ils se sont rarement vus depuis, mais chacun d'eux fait débuter leur histoire en disant qu'il a sauvé la vie à l'autre.
Ma mère est toujours la même, mais moi j’ai été la fille de femmes différentes. Au début elle était une infirme. Ensuite elle est devenue une handicapée. Par période, elle a été une personne atteinte de déficience sensorielle. Mais nous sommes tous atteints de déficience. À un moment donné, ce n’était qu’une folle. Aujourd’hui, c’est quelqu’un qui est sur Internet. (p.216)
À ce moment-là, j’ai aussi perdu cette capacité à m’approprier en imaginant, si naturelle pour moi quand je lis de la littérature : je ne pouvais plus remplir les fissures entre les paroles par une musique qui n’aurait été qu’à moi.
Il y a des années , l’écologiste Suzanne Simard a démontré que la forêt est un système coopératif et que les arbres « parlent » entre eux pour échanger des substances nutritives, ou les fournir en cas de danger : quand un incendie éclate, les arbres utilisent les champignons mycorhiziens présents dans le sous-sol de façon que ceux-ci, à travers un réseau neuronal dense, transmettent les substances vitales aux espèces les plus jeunes, permettant ainsi aux plantes les plus faibles de perdurer.
Je feuillette les albums de famille et je me demande pourquoi nos parents nous faisaient toujours poser sur les voitures comme les gamines du ghetto. Nous sommes là, avec nos petites tresses, nos dents de travers, étalées sur le capot comme s’il nous fallait séduire quelqu’un. Les mains dans les cheveux, la bouche en cœur, nous n’avons que quatre ou cinq ans et nous faisons ciao de la main en agitant quelques dollars, et le ciel a toujours la couleur du Kool-Aid à la myrtille légèrement diluée.