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Critique de DianaAuzou


L'étrangère - Claudia Durastanti
"L'étrangère", d'emblée le titre du roman crée et affirme une distance et l'image de la couverture, un visage barbouillé de peinture affiche l'interdit, et l'histoire commence, les souvenirs de l'auteure Claudia Durastanti, ses parents sourds, famille d'italiens émigrés en Amérique (pas Etats Unis mais Amérique), sa naissance, son enfance, le retour en Italie, sa première jeunesse, ses études... et ses questions sur la différence et les multiples sens que "étranger" peut acquérir.
La surdité de ses parents, un handicap, une différence, un fil rouge brûlant qui traverse la vie de Claudia, une transmission pas comme les autres. La maturité arrive plus vite, assez lourde à porter, le recul n'est pas serein et la solitude ressentie fait naître une interrogation sans fin, souvent plombante.
Les émigrés d'Italie, immigrés en Amérique, étrangers à la langue et au pays, étrangers par manque de culture. Quand la surdité s'y ajouter, il devient difficile de vivre sans se faire remarquer, "la langue des signes est théâtrale et visible, elle vous expose tout le temps."
La narration remonte à l'enfance où la jeune fille ne comprend pas ou pas assez et dont les sentiments se voient tiraillés entre un amour qui n'est pas tout à fait ça, un regard sur les autres un peu décalé, un regard sur elle-même compliqué et pas très léger : "la même envie de me retrancher dans une chambre."
L'enfant, de retour en Italie, devient immigré, découvre, retient et analyse avec sa compréhension et son jeune vécu et devient étrangère à un passé et à ses transformations : l'Amérique "pays où tout était possible était devenue quelque chose de honteux".
C'est quoi étranger ? Cet adjectif, que désigne-t-il ? Celui qui n'appartient pas ou celui qui n'est pas reconnu ou accepté, celui qui parle une autre langue, qui vient d'un autre pays ? Etre différent, est-ce être étranger ?
Nous nous sentons étrangers avant de comprendre, étrangers aux multiples sens que la vie nous présente, souvent étrangers à nos rêves avant même qu'ils nous disent qu'ils ne sont pas faits pour nous.
Le roman de Claudia Durastanti est comme une tapisserie qui raconte la vie d'une femme, l'histoire d'une famille entre l'Italie et l'Amérique, et dont les mailles, petits ou grands, sur toute la surface, reviennent comme un leitmotiv où l'étrangère est la basse continue pesante et lourde de conséquences.
Le ton est détaché, le style emprunte l'objectivité du documentaire et de l'interrogation scientifique, le rythme garde une mesure constante du début à la fin, l'émotion a l'air de se cacher et simuler la froideur, peut-être cherche-t-elle se retrouver chez le lecteur?
Le souvenir d'une jeunesse, un malaise qui perdure, une expérience qui a touché le corps et le coeur, des chapitres se suivent rythmés par une absence que tout peut faire ressentir. Absence, distance, retrait, éloignement, sociétés, et dans l'espace qui sépare, une solitude pesante. Les événements et les questions se succèdent en marche rapide, droits et inflexibles. Temps de vie, des perles en plomb que la mémoire a du mal à porter.
Pour certaines plaies la suture est encore plus douloureuse.
La surdité affecte le parler comme si un handicap n'était pas suffisant "...c'était assez déboussolant d'être prise pour la fille d'une personne qui ne pouvait pas parler, ça me semblait ... plus offensant par rapport au fait de ne pas entendre. Comme si au lieu de me dire que ma mère était handicapée, on me disait qu'elle était idiote."
"Peut-être le futur dans mon enfance, avait-il toujours coïncidé avec la merveille, et en tant que tel il devait être impossible : il ne devait pas obligatoirement générer une amélioration, mais rester un seuil que je ne pouvais pas franchir."
"Je n'ai pas hérité de pensée politique de ma famille : ce dont j'ai hérité, par contre, c'est un mélange d'aspirations, de victimisme, manigances, indolence et colère qui peut prendre n'importe quelle orientation idéologique disponible selon la convenance du moment. Un bagage génétique inutile et triste qui m'a aidé à prévoir le Brexit et l'élection de Donald Trump... une familiarité réticente avec le désastre."
L'installation de Claudia à Londres à l'âge de 27 ans lui arrache encore une confession amère : "On peut rater une histoire d'amour, la relation avec une mère. Mais quand une ville nous repousse, quand nous ne parvenons pas à entrer dans ses mécanismes les plus profonds et que nous sommes tout le temps de l'autre côté de la vitre, on en vient à éprouver une sensation de frustration qui peut se transformer en maladie." ""Etranger" c'est un mot très beau si personne ne vous oblige à l'être ; le reste du temps c'est seulement le synonymes d'une mutilation, c'est un coup de pistolet que nous nous sommes tiré dessus tout seuls."
Le langage, qu'il soit celui des mots, du corps, du regard, liant et lien, essentiel dans la communication tout comme frein et barrière, peut devenir malaise, mal de vivre, handicap, isolation, peut s'emparer d'un être au point de tuer l'empathie, la tendresse, le sourire celui qui arrive de l'intérieur et mettre en place une analyse sévère et compliquée, un questionnement sur l'humain et ses expériences familiales, sociétales, amoureuses et surtout son dialogue avec soi-même. Tous ces points d'interrogation restent ouverts sur "le caractère du mal être à travers le temps."
Une analyse d'un vécu, devient analyse ethnolinguistique, et celle-ci touche le ressenti le plus profond :
"En italien le verbe "sentire" coïncide avec la capacité d'éprouver un sentiment et avec un sens précis, l'ouïe. Ce n'est pas la même chose en anglais, "to hear" et "to feel", comme en français "entendre" et "sentir"...je ne sais pas comment je pourrai traduire les fois où ma mère, allongée sur le lit les yeux fermés, murmure "Io non sento niente", sans perdre tout ce qu'elle veut me dire. "Je n'entends rien ," ou "Je ne sens rien ?"

Je remercie la Masse critique de Babelio et les éditions Buchet Chastel pour m'avoir offert la possibilité de découvrir une auteure et un roman d'une grande intensité.
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