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Critique de fulmar


« Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise ».

Décidément, Baudelaire s'invite dans mes incipits. Ou plutôt, je l'invite à ma table, en pleine forêt paraguayenne, dans le haut Chaco.

« Ce qui frappait le plus dans ce décor, c'étaient des arbres dont le tronc enflait, dès sa sortie du sol, comme une outre. Leurs branches, courtes et tordues, portaient de timides feuilles vert pâle. Ils traînaient en bandes, incapables de déplacer leurs troncs obèses gorgés d'eau ».

Il est planté le décor, et de quelle manière. Des arbres qui donnent l'impression d'être gavés au nirvana. Paraît qu'ils ont trop bu, d'où leur surnom de « palo borracho », le bâton ivre.
Ah ! le bateau ivre, celui qui avance sans maître à bord, en dehors de toute logique. Mais non, le bâton ivre, on parle d'arbres, forêt pas confondre. Quoique le rapport est évident, Rimbaudelaire, même combat, l'ivresse vous dis-je ! Et cette propension à sortir des sentiers battus, des arbres qui poussent comme ils veulent, comme ils peuvent, la forêt entière a l'air ivre, à l'air libre, d'où le titre du livre.

« Il s'agissait désormais de nous mettre au travail, au vrai et d'extraire des profondeurs de la forêt ivre, infestée de moustiques, la faune qu'elle abritait ».

Vous êtes prévenus, chers lecteurs, ça va parler d'animaux. Des descriptions à toutes les pages, avec des péripéties pleines de suspense et de rigolade, un récit naturaliste écrit par un anglais, à l'humour british, of course.
Si vous cherchez des études de personnages humains, une romance à l'eau de rose, passez votre chemin ! Ici, les caractères sont primitifs et trempés, ivres de bonheur, l'aventure périlleuse et les découvertes constantes, pas le temps de s'apitoyer sur les sentiments, de la nature à l'état brut, mais racontée par un naturaliste qui sait mettre les mots et les formules sur le papier, à une époque où la jungle semblait inaccessible et immortelle, un espace de biodiversité où tout semblait possible et permis.

Gerald Durrell est né en Inde, a passé son enfance à Corfou, là où il a découvert sa future vocation, apprendre à connaître la faune locale, à l'étudier sur le terrain, avec cette idée de « conserver », de préserver le vivant menacé par les humains autochtones, jusqu'à avoir l'idée de créer un zoo, pour regrouper les espèces en diminution, qu'il établira à Jersey, où il finit sa vie à la fin du vingtième siècle. D'une île à l'autre, une sorte d'ex-île pour se mettre à l'abri de la bêtise humaine. Dans un corps fou empli d'euphorie, avec juste un soupçon De Grèce.
Le frère de Lawrence, bien que non romancier comme son aîné, n'en a pas moins fait une carrière littéraire en racontant dans une trilogie la vie familiale à Corfou et les voyages naturalistes qu'il fit à différents endroits du globe.
Une vie bien remplie, avec tous les excès dus à la fougue de savoir et au besoin de partager, quitte à choquer les lecteurs d'aujourd'hui, peu enclins à apprécier les méthodes désormais révolues pour « sauver » la faune sauvage.

« - de qui veux-tu parler ?
- de tous les sentimentaux qui trouvent cruel de mettre les animaux sauvages en cage. J'aimerais qu'ils voient la joie qu'ils ont à nous quitter quand l'occasion leur est donnée d'aller retrouver leur brousse ».

Capture, enfermement, cage, sont maintenant synonymes d'esclavage, mais au milieu du vingtième siècle, les explorateurs tiraient le portrait des espèces inconnues à coup de fusil, et essayaient de les identifier ensuite, sans le risque de se faire amocher par d'irréductibles animaux agressifs et cruels.
Audubon, le célèbre naturaliste franco-américain, utilisait ce procédé pour croquer les détails et les immortaliser sur ses iconographies.
Durrell connaissait la photo et le film, mais ce qu'il souhaitait, c'est « mettre sous cloche » pour préserver et ensuite relâcher dans le milieu naturel afin d' augmenter les populations clairsemées. La tâche est ardue, le résultat pas toujours à la hauteur des ambitions.
Mais lorsque le milieu naturel sert de réservoir alimentaire aux populations humaines de ces contrées reculées, difficile de faire comprendre l'intérêt de protéger l'habitat.

C'est pourquoi j'en reviens à l'ivresse des poètes symbolistes.
Enivrons-nous, du vivant, du beau, du réel, des sensations éprouvées à la vue des comportements parfois étranges de ces êtres que nous côtoyons, ces animaux dénués de parole, mais pas de raison.
Le voyage de Durrell en Amérique du Sud, qu'il décrit dans ce livre, fut un échec mémorable, un fiasco gigantesque dans un continent où les mésaventures se sont enchaînées de « drôle » de façon.
Des avions complets, une révolution qui ferme les frontières, tout était fait pour contrecarrer les projets envisagés. A croire que le destin était du côté du conservatisme, pour ne pas bousculer la vie locale et brusquer les habitudes.
Le nombre d'animaux embarqués pour leur exil britannique fut dérisoire.
Mais le récit de ces aventures rocambolesques, désopilant.

Première étape, la pampa. Et première recherche, le fournier, oiseau national de l'Argentine, petit passereau d'où le nom vient de sa particularité à construire un nid en forme de four. Un vieux « péon », gardien de troupeau du secteur, raconte à l'auteur pourquoi il ne ferait jamais de mal à cet oiseau. Alors qu'il venait de délivrer l'un d'entre eux, prisonnier d'un long brin d'herbe servant à la construction de son nid, voilà que le fournier réagit ainsi :

« Je vous jure, senor, que ce que je vais vous dire est vrai, dit le péon. J'étais là, à cinquante centimètres de lui, et il n'avait pas du tout peur. Malgré sa faiblesse, il lutta pour se redresser et, levant son bec vers le ciel, il se mit à chanter. Pendant près de deux minutes, il chanta pour moi, senor, un chant merveilleux, et je l'écoutai, assis sur mon cheval. Puis il se tut et s'envola. Cet oiseau me remerciait de lui avoir sauvé la vie. Un oiseau capable d'une telle démonstration de gratitude, senor, mérite le respect d'un homme ».

Le contact direct et sans fioriture avec les gens du cru lui permit des découvertes fantastiques qu'il relata avec toute la poésie nécessaire pour contrebalancer des situations devenues inextricables.
Arrivé au Chaco, rencontre avec un autre « bicho », nom générique pour désigner un animal. La capture d'un « tatu naranja », le tatou orange à trois bandes qui se roule en boule à la moindre alerte, lui donna l'occasion d'une description des plus pittoresques.

« La boule resta inerte quelques minutes, puis elle commença à s'agiter faiblement. Une faille apparut au milieu du triangle formé par la tête et la queue et, à mesure qu'elle s'élargissait, une sorte de petit grouin se montra. le tatou entreprit alors de se dérouler; à une vitesse surprenante il s'ouvrit comme un bourgeon étrange, laissant entrevoir un ventre rose et ridé, couvert de poils d'un blanc sale, des jambes courtes et rosées et une petite face triste comme celle d'un porc miniature, avec des yeux sombres et saillants. Il se retourna, et on ne vit plus de lui, sous sa carapace, que le bout de ses pieds et quelques touffes de poils. Couverte de piquants et d'excroissances, sa queue se projetait hors de l'armure à la manière d'un gourdin. La tête, ornée d'une coiffe triangulaire, portait de chaque côté la minuscule reproduction d'une oreille de mulet. Sous cette coiffe cornée, on distinguait les joues, le nez rose et les yeux inquiets qui brillaient comme deux perles de goudron. Les pattes arrière, semblables à celles d'un bébé rhinocéros, étaient rondes avec des ongles courts. Quant aux pattes avant, elles semblaient ne pas lui appartenir tant elles étaient différentes des autres ; armées de trois griffes recourbées, dont une plus longue au milieu, elles rappelaient les serres de quelque oiseau de proie. Son arrière-train reposait sur ses pattes arrière complètement plates, tandis que l'avant de son corps, portait uniquement sur ces longues griffes médianes : sa patte soulevée ne touchant pas le sol, il avait l'air de faire des pointes ».

Alors, ça va, cher lecteur, t'as tout compris ? Moi, je trouve cette prose lumineuse, comme si je me trouvais en face de cet animal emblématique.
Une prouesse qu'il me faut partager avec les deux traductrices, Mariel Sinoir et Leïla Colombier, cette dernière en faisant une révision lors de la dernière édition.
Anaconda, lechuchita, escuerzo, cascabel, nandu, toutes sortes d'animaux qui se suivent au fil des pages comme autant de personnages de cette pièce de théâtre à ciel ouvert.
J'aurais pu vous décrire d'autres anecdotes, je vous laisse les découvrir en lisant ce récit charmeur et dépaysant.
A l'heure où les braconniers sévissent toujours au coeur de nos villes, comme ces revendeurs de chardonnerets qui pullulent sur le net, il me semble opportun de faire la part des choses entre les trafiquants en tous genres et un naturaliste voyageur qui n'avait pour seul but que d'améliorer la biodiversité en nous faisant prendre conscience, par ses découvertes et ses compte-rendus, de la beauté du monde qui nous entoure et duquel nous faisons partie.

« Il est l'heure de s'enivrer ! » 

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