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Critique de Presence


Un génie du crime peu commun
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Ce tome fait suite à Stickleback : England's Glory (2007/2008) qu'il vaut mieux avoir lu avant même si l'auteur rappelle les faits principaux. Il contient deux récits en noir & blanc, avec énormément de nuances de gris, tous les deux réalisés par Ian Edginton, scénariste, et D'Israeli, dessinateur et encreur.

London's burning : chapitres parus dans les progs (numéros) 1666 à 1676 et 2010 de l'hebdomadaire 2000 AD, en 2010. Dans une usine désaffectée en plein coeur de Londres, Stickleback est en train d'expliquer sa façon de voir les affaires à une demi-douzaine de chefs de gangs actuellement pendus par les pieds, à une des poutres du bâtiment industriel, et bâillonnés. Une demi-douzaine de ses lieutenants sont présents sur place et assistent à la scène. Il leur expose son plan : bâtir un empire, et pouvoir compter sur leurs équipes et leur loyauté. Il continue : il pense comme un romain. Black Bob apporte une grande ardoise sur laquelle se trouve un dessin de soldats romains, que montre Little tonga, installé sur un tonneau par Miss Scarlet. le principe est simple : conquérir un territoire en éliminant les chefs, puis s'appuyer sur la population en place en y recrutant des chefs qui vont instaurer et faire respecter la loi de l'envahisseur, tout en apportant les bienfaits de la civilisation romaine. Stickleback termine en indiquant que les caïds ici présents vont jouer le rôle des chefs locaux, pour l'empereur du crime qu'il est lui. L'un d'entre eux manifeste son désaccord par des gestes. Stickleback lui retire son bâillon et le caïd dit qu'il ne participera pas à cette organisation, et que s'il est tué, un autre viendra à sa place pour s'en prendre à Stickleback. Ce dernier demande à Jack, un de ses hommes, de s'avancer pour s'occuper de ce récalcitrant : il s'avance et utilise son pouvoir pour l'immoler par le feu.

Retour dans l'Angleterre victorienne, dans cette uchronie où sévit un maître du crime à l'allure très particulière : complètement vouté, une sorte de cage thoracique extérieure à son torse, sur son dos, un menton démesuré, un regard maléfique où l'iris de son oeil n'est pas visible, un nez encore plus long que son menton. Les membres de son équipe ne sont pas mal non plus dans le genre : le grand africain avec des biceps plus gros que la tête, le pygmée avec une taille inférieure à un mètre, la belle asiatique avec le visage complètement tatoué, l'anglais rondouillard avec un costume à carreau et des binocles, le grand échalas zombie dont le corps dégage une fumée en permanence. Dans cette troisième histoire (après les deux du tome précédent), Stickleback se trouve pris dans une guerre des gangs, ayant compris qu'il a été attaqué par la bande des Crais, des matrones tenant une maison de passe. Il n'hésite pas un seul instant à s'y rendre avec son équipe et à tout détruire. L'artiste s'amuse à montrer une maison close de luxe, avec une décoration splendide. Tout du long, le lecteur peut se projeter dans des lieux portant les caractéristiques historiques de l'époque, certains avec une touche steampunk, toujours avec un haut niveau de détails, et une esthétique unique en son genre.

Comme pour les deux précédents récits, D'Israeli utilise une technique qui aboutit à un rendu très surprenant de prime abord. Il travaille à l'infographie, pour détourer les formes avec l'équivalent d'un trait d'encrage. Puis il inverse le contraste de sorte que le trait qui délimite les contours soit blanc. Il utilise un logiciel de modélisation 3D pour tout ou partie des décors, ce qui donne des fonds de case fournis, ainsi que des lieux avec une réelle profondeur, et parfois une touche d'uniformité ou une sensation géométrique. Il conçoit certains éléments directement avec le logiciel de modélisation, en particulier le vaisseau volant de la comtesse Irena Bernoulli. Il faut un temps d'adaptation au lecteur pour se faire à ces cases qui semblent si denses en informations visuelles, et qui effectivement comportent énormément de détails. Il prend donc le temps d'assimiler ces informations et de savourer les visuels : la morphologie et le visage de Stickleback, le vaisseau de la comtesse Bernoulli, l'intérieur du club Silver Ring avec sa scène, l'arrivée du Centurion, un robot destructeur, dans le même club, la vue nocturne aérienne de Londres, le combat aérien, les entrailles de ce même vaisseau avec ses poutrelles métalliques et ses parois de verre, etc. le tout forme un spectacle décontenançant, d'une grande consistance.

L'étrange maître du crime est donc de retour à Londres, bien décidé à ce que son empire se concrétise, prêt à tuer et à torturer sans aucun d'âme. Il faut le voir achever un de ses hommes blessé, d'une balle dans la tête à bout portant. Par la force des choses, il se retrouve contraint de devoir contrecarrer les plans d'une femme plus redoutable que lui qui souhaite elle aussi établir son empire du crime, mais aussi renverser l'ordre social établi. le scénariste se montre aussi en verve que subversif tout du long. Il écrit les réparties de Stickleback avec la préciosité du langage de l'époque, en rimes, avec un vocabulaire empruntant à l'argot de l'époque, ce qui est aussi savoureux que parfois un peu compliqué à lire pour une personne dont ce n'est pas la langue natale. le lecteur repère également que l'auteur fait référence de manière oblique à la littérature de l'époque, par allusions et sous-entendus, intégrant ainsi son personnage à l'esprit de la mythologie romanesque de ces années. Il intègre également l'héritage technologique de l'époque, par le biais de la descendance de Charles Babbage (1791-1871) et Ada Lovelace (1815-1852). Tout aussi criminel que soit Sitckleback et son organisation, leurs actions ne servent finalement qu'à maintenir en place l'ordre établi, en commettant des vols et des crimes très traditionnels qui n'ont pas pour objectif de renverser le pouvoir en place, mais de se tailler une part de profit sur le dos d'un gouvernement et d'une société qui doit perdurer pour que les profits soient pérennes.

Number of the beast : chapitres parus dans les progs (numéros) 1824 à 1835 du magazine 2000 AD, en 2013. À Londres, de nuit, une équipe d'une douzaine d'hommes a pénétré par effraction dans une usine et s'apprête à emmener une grande créature sur le plateau d'un camion, sous une grande toile. Ils sont interpellés par des policiers en uniforme. Les malandrins ouvrent le feu sur les policiers et s'enfuient à bord de leur camion, avec leur chargement. Un feu se déclare, dans lequel périt un policier, et un animal dont la forme fait penser à un dragon. Dans une immense installation souterraine, un homme en habit, avec un bandeau sur les yeux avec un dessin d'oeil ouvert, avance au milieu d'une gigantesque bibliothèque, abritant également de grandes sculptures, dont une tête fendillée de trois mètres de haut. Une horloge à carillon se met à sonner : il en déduit que le temps est venu. Il déclenche donc l'ouverture du tube à essai à taille humaine et Stickleback en sort bien vivant, encore que très désorienté. Il revêt les habits que le serviteur lui a apportés et demande combien de temps il est resté à se régénérer : cinq ans. le membre de la Fraternité du Livre lui confirme qu'ils ont bien récupéré les trente pièces d'argent de Judas. Puis il lui explique ce qui s'est passé pendant ces cinq ans et ce que la Fraternité attend de lui.

Malgré les sévères blessures endurées à la fin du récit précédent, Stickleback perdure. le lecteur assiste donc à sa résurrection et à sa nouvelle mission. le scénariste plonge profondément dans la mythologie spécifique qu'il développe pour ce personnage et qu'il avait déjà partiellement dévoilée dans le tome précédent. le lecteur découvre donc l'existence de la Confrérie du Livre, ainsi que le processus de retour à la vie, et il retrouve la notion d'un individu dont l'existence est liée à celle de la cité et remonte à des millénaires dans le passé. Il retrouve également le fait que ce maître du crime se retrouve à devoir agir pour le bien commun, sous la contrainte, et peut-être pas avec la pleine possession de ses moyens du fait de son retour à la vie un peu prématuré. le scénariste met à profit les événements de la précédente histoire pour faire prendre un peu plus de large à son uchronie, la technologie développée par la comtesse Bernoulli ayant été mise en oeuvre par la société. Il semble bien s'amuser avec le principe de dinosaures semi-intelligents intégrés à la société humaine comme force de travail non-rémunérés, des esclaves dociles. Il joue toujours avec les références des romans de l'époque, en faisant apparaître le professeur George Edward Challenger le temps d'une case, une création de Sir Arthur Conan Doyle en 1911 dans le roman le monde perdu.

Le scénariste s'en donne donc à coeur joie entre les manigances et les machinations de Stickleback pour reprendre le dessus, et la présence de dinosaures intelligents rebelles dans les égouts de Londres. le dessinateur s'amuse tout autant, tout en conservant ce rendu graphique si particulier. le lecteur est à la fête avec des images singulières, divertissantes, spectaculaires : la gigantesque bibliothèque souterraine, la vision des rues de Londres plus steampunk que jamais, la cour de l'impératrice du Lotus Blanc, la reine des dinosaures et l'installation industrielle de reproduction, le professeur Henry qui a tendance à s'énerver et se transformer (merci Robert Louis Stevenson), les dinosaures bien agressifs, le visage de Miss Scarlet toujours aussi tatoué, le visage quasi cadavérique de la reine des rats, le combat dantesque entre Stickleback et ses hommes, contre les dinosaures, etc. Les deux auteurs sont tout autant en verve que pour la première partie, avec un ton un peu plus amusé.

Le tome se termine avec une histoire courte de cinq pages dans laquelle le père Noël passe par la cheminée pour arriver dans un appartement bourgeois afin d'y déposer les cadeaux des enfants, et Stickleback fait son entrée à sa suite par la cheminée pour une confrontation sans pitié, toute en vers.

Deuxième tome des aventures criminelles de Stickleback, deuxième repas gastronomique pour le lecteur à la saveur visuelle à nulle autre pareille, pleines d'arômes surprenants et formidables, pour des aventures dans les bas-fonds de Londres, dans le milieu du crime organisé haut en couleur, dans une veine steampunk, avec une touche légère de surnaturel, de références littéraires, de reconstitution du langage d'époque, d'inventivité facétieuse, un délice exquis.
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