Le canard enchaîné

Tous les cuisiniers et toutes les cuisinières vous le diront, il y a des volatiles qui ont la peau dure. Seulement, si en cuisine ce n'est pas généralement une bonne affaire, dans la presse c'est plutôt bon signe, ça veut dire pérennité et même bonification avec le temps. Et le Canard, quand en plus il est enchaîné, on peut être assuré qu'il n'est pas près de passer à la casserole, au fait-tout, à la marmite, à la cocotte, à la poêle ou à tout ce que vous voulez. le Canard enchaîné est une institution depuis plus d'un siècle, il n'y a pas de raison pour que ça change dans les cent prochaines années.
Le Canard en effet est plus que centenaire : il est né en 1915, en plein coeur de la guerre. Si les officiels, les militaires et les politiques tordirent un peu le nez à sa naissance, ce ne fut pas le cas des soldats des tranchées qui eux se tordirent … de rire (c'était bien leur tour, les pauvres, de se changer un peu les idées). Car dès le départ, le Canard fut un journal satirique. La presse en ce temps là était belliciste et cocardière, et les soi-disant humoristes encore plus sinistres, puisqu'ils transformaient la tragédie des combats en grand-guignol. Il fallait donc quelque chose de nouveau pour sauver l'honneur de la presse ou à défaut celui de l'esprit français. Maurice et Jeanne Maréchal, à la tête d'une poignée de volontaires, portèrent donc le Canard Enchaîné sur les fonds baptismaux le 10 septembre 1915. Peu à peu des collaborateurs, attitrés ou occasionnels, affluent, et parmi eux de belles plumes (Jean Cocteau, Raymond Radiguet, Tristan Bernard, Roland Dorgelès, Henri Jeanson, puis un peu plus tard, Yvan Audouard, Alexandre Breffort, Jean-Paul Lacroix ou Roland Bacri)
Un journal à vocation satirique, par définition, est dans l'obligation de suivre l'actualité. Et en un siècle, il s'en est passé des choses, aux quatre coins de l'hexagone (si vous avez des doutes, reprenez vos livres d'Histoire), et le Canard a répondu présent, tous les mercredis. On peut suivre l'actualité en lisant les manchettes :
1928 : le pacte Briand-Kellog condamne le retour à la guerre pour résoudre les problèmes entre nations :
« La prochaine dernière guerre ……………sera donc illégale ! »
1965 : le général De Gaulle est en ballottage :
« de l'appel du 18 juin………………………à la pelle du 5 décembre ! »
Autres rubriques de légendes :
« A travers la presse déchaînée » : c'est une spécialité du Canard que de recueillir les perles et coquilles de ses confrères et de les sertir de commentaires à sa façon :
De « La Vie corrézienne » (25/06/1977) :
« La nouvelle municipalité a fait mettre l'eau au cimetière. Les personnes âgées en seront ravies ? »
Ils voulaient dire les personnes à jet ?
De « La Ruche », Brioude (02/07/1977), cet avis :
« Castration du mois, domaine des Arras – Les jeunes gens qui se sont inscrits à la boucherie Bérard sont informés qu'ils seront attendus au domaine dans la journée du jeudi 7 juillet. »
Qu'ils s'y rendent parce que, après, ça ne se reproduira plus !
Et bien sûr, l'Album de la Comtesse (âmes sensibles s'abstenir) :
« Monsieur le curé confesse dans l'entresol une jeune fille qui se fond en langueur »
« le volume de vos tresses m'empêche de voir le football »
« le Général est arrivé à pied par la Chine »
« La Chine se rapproche du Pakistan »
« le président a donné à la Reine l'accueil qu'il voulu »
Le Canard Enchaîné est un monument national. Journal satirique de première importance (n° 1 français), c'est également un journal d'information reconnu (sauf pour les politiques qu'il remet en cause, bien sûr) et un agréable dérivatif hebdomadaire (le mercredi, je précise, mais si vous êtes comme je pense que vous êtes, vous le savez déjà).