Je ne veux pas penser à cet après-midi, aux hommes, au sang, au petit qui m’appelait au secours. Dans l’avion, en attendant qu’il décolle pour l’Angleterre, j’avais senti en moi quelque chose se briser net dans ma poitrine. J’avais eu mal, physiquement mal, comme lorsqu’on tire sur un élastique et qu’il claque entre ses doigts. À la peine d’avoir perdu ma mère s’ajoutait un tourment obsédant, la conscience que je fuyais une atrocité que j’avais en partie provoquée.
Je me raccroche à l’image de cette mère théorique, mais elle se fissure. À la place, il y a maman, penchée sur la table de la cuisine, cherchant parmi des petits bouts de papier celui où elle a noté le numéro de téléphone de ma tante. Ces pense-bêtes étaient sa mémoire, sa bouée de sauvetage ; elle les perdait souvent, ce qui aggravait sa confusion. Un jour, je lui ai acheté un Dictaphone ; je me souviens d’elle, assise dans le canapé, essayant de le faire fonctionner, l’air égaré, incapable de voir à quoi il pourrait lui servir.
J’ai l’impression de me déconnecter : la Syrie, Londres, Chris appartiennent à une autre vie. La seule qui soit réelle, c’est cette vie-là, dans cette station balnéaire. Je ne suis plus une journaliste risque-tout, je suis une adolescente terrorisée, tapie derrière les rideaux, effrayée par les cauchemars qui surgissent dès qu’elle s’endort.
J'ouvre les yeux et m'étire lentement. Je suis fébrile et j'ai dans la bouche un goût de viande avariée. A mesure que les contours de la chambre se précisent, j'expire par à-coups pour contenir la nausée qui monte dans ma gorge. Deux bouteilles. Qu'est-ce qui m'a pris ? Je me lève pour aller chercher de l'eau et mes médicaments. Le vin rouge provoque toujours des cauchemars remplis d'hémoglobine. Ce sont ceux que je redoute le plus parce qu'ils sont terrifiants et qu'il n'y a pas moyen d'y échapper.
Ce massif de rosiers me hante depuis toujours: je pense à lui en marchant dans les rues de Soho, lorsque je suis enfermée dans un hôtel sous les bombes ou que je prie pour que le sommeil vienne. Il est le symbole doux-amer de mon enfance.
Alors que le visage de Nidal commence à s'effacer, je pense au poème gravé sur la statue : Donne-moi tes pauvres, tes exténués, tes masses innombrables aspirant à vivre libres, le rebut de tes rivages surpeuplés. Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête me les rapporte. Je dresse ma lumière au-dessus de la porte d'or !